Derrick Jensen affirme que « tout système social fondé sur l’utilisation de ressources non renouvelables est par définition insoutenable ». Le « durable » est devenu la profession de foi des « fiers-à-bras de l’écologie » et « correspond parfaitement au calcul du marketing corporatiste pour l’engouement vert, et à l’implacable déni des privilégiés », alors que la planète doit passer avant tout. « Cette culture nous fait littéralement subir une expérience de Milgram mondialisée, sauf que les électrochocs ne sont pas simulés : ils tuent la planète et les êtres humains, et déciment les espèces les unes après les autres. » Avec Lierre Keith et Aric McBay, il propose de s’attaquer à la racine du problème, prévenant que le changement de mode de vie ne suffira pas.
C’est en produisant des conditions de pénurie et de privation que la civilisation se perpétue, nous condamnant « à trimer pour des sociopathes » après avoir détruit les communautés équitables ancrées dans le monde naturel, tout en prétendant nous avoir libérer de l’obligation de travailler dur pour subsister.
L’État des lieux est sans appel : les concentrations de méthane ont augmenté de 250% par rapport à leurs niveaux préindustriels, celles de CO2 sont en croissance exponentielle ; le ratio de rémunération entre un PDG et un travailleur américain moyen était de 42 contre 1 en 1992, de 525 contre 1 en 2000 ; les États-Unis consacrent 58 millions de dollars toutes les heures aux dépenses militaires ; la surpêche a décimé 90% des gros poissons des océans entre 1950 et 2003 ; la désertification, essentiellement due à la surexploitation agricole, à la déforestation, au surpâturage et au changement climatique, menace 30% de la surface terrestre du globe ; plus de la moitié des forêts tropicales matures ont été décimées ; etc.
« Même lorsque, les analystes dont la démarche s’inscrit dans une perspective globale manient des quantités importantes de données, ils refusent souvent de poser certaines questions plus complexes ou plus embarrassantes. » Ils ne remettent pas en cause la société industrielle et préconise, pour la plupart, des solutions « cosmétiques ».
Lierre Keith consacre un chapitre passionnant à l’histoire (américaine) des libéraux et des radicaux, depuis ses origines. À l’instar des barons anglais qui imposèrent le roi Jean sans Terre à signer la Grande Charte, en 1215, établissant l’habeas corpus et l’application équitable de la loi, y compris au roi et à l’Église, les barons-marchands se soulevèrent contre la féodalité de l’Angleterre afin que le monopole du pouvoir ne fût plus détenu par Dieu mais par les propriétaires fonciers. Ils exigeaient que tous les hommes soient égaux, c’est-à-dire les hommes blancs possédant des biens. Les Noirs, les femmes blanches et la main d’oeuvre en général faisaient partie de ces biens. Selon John Locke, le père du libéralisme, l’individu constitue le socle de la société et non la communauté. Le gouvernement est nécessaire pour défendre la propriété. Les riches peuvent alors accumuler des biens en s’appropriant le travail des pauvres et en privatisant les communs. Puis Adam Smith, avec son ouvrage La Richesse des nations (1776) fournit la justification éthique du capitalisme débridé avec la « main invisible » du marché qui subviendrait aux besoins de la société, rendant préjudiciable toute intervention gouvernementale. « La Déclaration des droits est essentiellement une liste de libertés négatives. En réalité, celles-ci impliquent que ceux qui sont au pouvoir le conserveront. » La liberté d’expression, par exemple, est la liberté de ceux qui possèdent la presse. Le libéralisme est « idéaliste », il conçoit la réalité comme résultant d’idées, la société reposant sur des opinions et non sur des systèmes de pouvoirs concrets. Il explique la subordination des groupes opprimés en invoquant des motifs biologiques. Les dominés supportent l’oppression grâce à trois mécanismes psychologiques : le déni, l’adaptation et le consentement. La subordination est entretenue par la hiérarchie, l’objectivisation/réification, la soumission, la violence. « La moindre manifestation de résistance se heurte à un continuum qui débute par la dérision et s’achève dans la violence. »
Lierre Keith passe ensuite en revue, exemples à l’appui, quatre types de résistance : le recours juridique, l’action directe, la défection et le spiritualisme. Ils peuvent être employés autant par les libéraux que par les radicaux, mais leur objectif final indique de quel type de stratégie ils participent. Elle propose de distinguer la violence hiérarchique dont use les puissants contre les dépossédés pour les maintenir dans un état de subordination, par opposition à la violence comme acte de légitime défense ; la violence contre les personnes par opposition à la violence contre les biens ; et la violence comme affirmation de soi par opposition à la violence comme résistance politique. Le pouvoir ne se sent concerné que lorsqu’il est menacé.
Elle remonte ensuite à l’origine de la « culture alternative contemporaine » qu’elle situe à la deuxième moitié du XVIIIe siècle, avec l’apparition du romantisme en Europe de l’Ouest, au moins en partie en réaction contre le Siècle des Lumières qui valorisait la rationalité et les sciences. Ce mouvement artistique et culturel dont le centre névralgique sera l’Allemagne, où survivaient des éléments d’une vieille culture populaire païenne, se construit autour de trois grands thèmes : la nostalgie du passé, la défense d’une nature pure et authentique, et l’idéalisation de l’individu héroïque et aliéné. Jean-Jacques Rousseau développe une opposition, une séparation entre un « état de nature » dans lequel auraient vécu les êtres humains avant l’avénement de la société et un « état de culture » apparu alors.
Au XIXe siècle se développe en Allemagne la Lebensreform des Wandervogel, mouvement de jeunesse qui aura une influence directe sur la contre-culture des années 1960 aux États-Unis. Lierre Keith explique que s’il y a beaucoup à apprendre de cette histoire, un mouvement alternatif qui propose une expérience individuelle et intérieur et renonce à la transformation sociétal ne peut pas aboutir à un mouvement de résistance. Elle considère que la culture alternative est un « produit de la biologie et de la psychologie adolescentes », rappelant que le cortex préfrontal, responsable de la gestion des états émotionnels, de la planification et de la prise en compte des conséquences, n’a pas terminé son processus de myélinisation avant l’âge de 21 ans. Elle attribue le rejet de l’autorité et de la hiérarchie de beaucoup de groupes radicaux, par exemple, comme une marque de l’adolescence qui détournerait une partie de la jeunesse de la construction d’un mouvement de résistance contre les vrais systèmes d’oppression, racisme, capitalisme et patriarcat. Au contraire, elle souligne que l’idéalisme inépuisable de la jeunesse aide à se protéger contre l’usure de la déception. Le rejet de toute structure et de toute responsabilité, héritage de la culture alternative des années 1960, produit « des individus atomisés, uniquement motivés par leurs propres intérêts et qui ressemblent exactement au légendaire Homo economicus du capitalisme ». « C’est un triomphe pour le capitalisme que la droite ait gagné la guerre culturelle états-unienne en attribuant le déclin de la famille et de la communauté à la gauche » , alors que « le coupable n’est pas Sodome ou Gomorrhe, mais le capitalisme industriel ».
Elle explique également comment, selon Antonio Gramsci par exemple, les oppresseurs inculquent leur idéologie aux opprimés en la rendant attractive grâce aux technologies induisant la passivité, l’addiction et l’isolement, comme la télévision et internet, ne pouvant nous menacer en permanence de manière militaire.
Elle propose une résistance sur une base simple : « le pouvoir, injuste et immoral, est affronté et démantelé. Les puissants sont privés de leur capacité à nuire aux moins puissants. La domination est remplacée par l’équité au travers d’une réorientation ou d’une substitution institutionnelle. Et cette réorientation finit par former de nouvelles relations humaines, à la fois personnelles et sociétales. » « La stratégie de Deep Green Resistance est plutôt une reconnaissance de l’étendue de ce qui est en jeu (la planète), une évaluation honnête du potentiel pour un mouvement de masse (aucun), et une compréhension du fait que la civilisation industrielle repose sur une infrastructure assez vulnérable. » Pour cela elle définit des impératifs : cesser l’utilisation de combustibles fossiles, toutes les activités qui détruisent les communautés vivantes, réduire la consommation et la population humaine. Elle met en garde contre les « fausses solutions » et appelle à les rejeter. Celles proposées par :
- Les « donquichottistes », « techno-réparateurs qui n’ont rien contre l’industrialisation et le capitalisme » et se contenteraient de « remplacer les combustibles fossiles par de l’éolien, du solaire, de la géothermie et autres énergies supposément renouvelables ».
- Les déclinistes qui se préparent à l’effondrement prochain du système dont ils sont convaincus, sans chercher à affronter les problèmes ni à les altérer.
- Les déserteurs dont les créations d’infrastructures locales, notamment de la part des « transitionneurs », reposant sur des cultures de résistances pour la production de nourriture, l’éducation et les échanges économiques mais sans reconnaissance d’une nécessité de résistance politique présentent toutefois un intérêt certain. Les « permaculteurs » constituent d’ailleurs la partie publique de la stratégie de Deep Green Resistance. De même, elle cite le mouvement de la Seconde République du Vermont, fondée en 2003 dans l’objectif de se retirer des États-Unis pour créer « une communauté morale, souveraine et soutenable », et d’abandonner la démocratie représentative en reprenant le modèle des assemblées municipales de la Nouvelle-Angleterre qui pratiquait une forme de démocratie directe.
Avant le XVIIe siècle, l’usure était considérée comme immorale et la production, pour un usage local et immédiat, n’impliquait aucun gain financier. Désormais, la capitalisme ne vise pas à satisfaire les besoins fondamentaux. Il est fondé sur le principe de la croissance illimitée, détruit la démocratie et bafoue les droits humains. « Laisser le capitalisme en place ne produira jamais un monde soutenable et juste. »
Elle considère « les membres de notre espèce trop nombreux ». « Les chasseurs-cueilleurs connaissaient le ratio qui doit être maintenu entre le nombre d’adultes productifs et celui des individus dépendants afin d’éviter la faim et la dégradation de la communauté biotique. » L’agriculture, en épuisant et détruisant des écosystèmes entiers, transforment des quantités énormes de ressources naturelles, our nourrir de plus en plus d’êtres humains, devant désormais fertiliser les sols avec des combustibles fossiles. « De fait, lorsque vous mangez des céréales, vous mangez du pétrole en grain. » « Aucune solution reposant sur l’agriculture n’est une véritable solution, puisque à terme le sol continue de se changer en poussière stérile. » Elle estime la « population mondiale soutenable » entre 300 et 600 millions d’êtres humains.
Enfin, Aric Mc Bay propose une « taxonomie de l’action ». Pour mettre fin au dérèglement climatique et à « l’exploitation mondiale des pauvres », « pour que cette planète ne soit plus dévorée vivante » mais qu’elle « guérisse et se régénère », pour « faire tomber la civilisation », il passe en revue toutes les tactiques existantes, illustrées par de forts intéressants exemples historiques, afin d’envisager une stratégie efficace.
Ainsi, on apprend que la grève ouvrière remonte à l’Égypte ancienne et comment, en1880, le Capitaine Charles Boycott dut quitter l’Irlande pour ne pas finir ruiner. Il démontre que les actes d’omission, s’ils peuvent s’avérer efficaces pour d’autres causes, ne feront pas tomber la civilisation. Pour l’emporter, il est nécessaire de se confronter directement au pouvoir. Trois options se présentent aux résistants face à une cible non humaine : la bloquer, la prendre ou la casser. Il justifie l’usage de la violence en tant qu’autodéfense, dans le but d’ « atrophier la capacité des puissants à recourir à davantage de violences ». Il souligne l’importance de déterminer quelle stratégie fonctionnera vraiment.
Sans doute certains se sentiront-ils (re)mis en cause par certaines déclarations, se reconnaissant comme « donquichotistes » ou « transitionnels », mais n’est-ce pas aussi l’intérêt d’une lecture que de passer ses certitudes au crible de la contradiction ? Par ailleurs, ceux qui partagent la lucidité des analyses des auteurs, apprécieront autant que les autres, l’étude proposée des moyens d’action qui offre également un champ de réflexions vaste et complet. Cet ouvrage invite à une véritable introspection, un « audit » de nos engagements avant tout pour produire une véritable efficacité.
DEEP GREEN RESISTANCE
Un Mouvement pour sauver la planète - Tome 1
Derrick Jensen, Lierre Keith et Aric McBay
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Nicolas Casaux
Préface de Yves-Marie Abraham
386 pages – 13 euros.
Éditions Libre – Herblay (95) – Novembre 2018
www.editionslibre.org
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