Dès lors, surmontant humiliations et brutalités, la narratrice deviendra, à sept ans, « écrivain public » et « nègre de [s]a mère », se cherchera une famille dans les rayons d’une bibliothèque et échappera, parfois, à sa famille avec l’école.
Si ce « récit » s’inscrit, sans dénoter, dans la lignée prestigieuse des enfances tout aussi malheureuses de Vallès, Bazin et Renard, il s’en distingue toutefois en mêlant sans cesse celui tout aussi brutal de la jeunesse de sa mère pour témoigner d’une filiation et d’une commune et redoutable capacité de survie, chacune à sa façon, envers et contre tout. Les souvenirs, rapportés scène après scène, comme des tableaux composés pour saisir, exhibent les chairs, ne dissimulent ni le sang ni les bleus, empestent, résonnent des cris et des pleurs.
Pourtant, si ces existences, rudes destinées d’un monde brutal où les sentiments comptent peu, sont violentes, le récit de Dalie Farah échappe à tout misérabilisme, grâce à un détachement emprunt d’un humour qui n’est pas tout à fait noir, pas tout à fait de l’ironie non plus, presque de l’autodérision : cet humour, expression de défense d’une trop grande lucidité, permet la survie et la résilience. Ainsi sa découverte de la Shoa avec le documentaire Nuit et Brouillard lui arrache « un hurlement et des sanglots inextinguibles » dans lesquels « le maître n’y a vu que le dérèglement atavique de [s]on engeance maghrébine, toujours encline à la démonstration ». Ses recherches historiques sur le sujet nous sont rapportées telles qu’elles s’improvisèrent, entrecoupées par la préparation d’un gratin dauphinois. Il en sera de même de tout ce qui la touche et la blesse.
L’intime est dévoilé sans impudeur, les faits, rapportés dans leur complète crudité, sans aucun complexe. L’analyse rétrospective entérine le détachement, autorise le pardon : « L’amour maternel s’exprime chez elle comme chez certaines espèces animales qui laissent leur progéniture trouver elle-même un mode de survie. Et elle a ses raisons. Elle refuse le rôle inepte que la nature tyrannique impose aux femelles humaines parturientes. »
La précoce prise de conscience de classe passe par les injonctions maternelles : ne pas avoir l’air pauvre, ne pas avoir l’air arabe non plus. Plus tard, surgit ce sentiment d’appartenir aux mauvaises catégories : « Je suis l’Arabe et je suis la fille. » L’histoire familiale, enfin, révèle un drame qu’il faudra dépasser ou étouffer, pour garder confiance dans la République qui doit dispenser, par son Éducation nationale, « le meilleur de son miel humaniste ». Un jour, ses parents ont pris le bateau à Alger pour aller chercher du travail en France : « Tous deux voguent vers le pays des bourreaux, vers le pays des assassins de leurs frères et de leurs pères, ils voguent vers leurs sauveurs, vers leurs employeurs et ils vomissent. Ils sont vivants et veulent être heureux là-bas, là-bas d’où viennent ceux qui les ont mis à genoux au pied des Aurès. »
L’instinct de survie est héréditaire : « Il le faut. La vie me reste belle. Il le faut. »
Un évènement littéraire.
IMPASSE VERLAINE
Dalie Farah
226 pages – 18 euros
Éditions Grasset – Paris – Avril 2019
264 pages – 7,70 euros
Éditions Mon Poche – Paris – Mars 2020
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