31 mars 2020

CONTRE L’ALTERNUMÉRISME

Julia Laïnae et Nicolas Alep prennent la plume pour dénoncer l’émergence d’un alternumérisme, prônant un autre numérique qui serait plus humain, plus écologique, plus transparent, plus coopératif, éthique et responsable, et pour affirmer que défendre la vie sur Terre et la liberté humaine implique de désinformatiser le monde.

« L’informatique radicalise la logique réductrice de la bureaucratie, et c’est un régime de vérité toujours plus hégémonique, exclusif ou « excluant » qui s’impose. » Ils appuient beaucoup leur démonstration sur la critique de la Technique de Jacques Ellul, lequel avertissait dès le milieu des années 1980, dans Le Bluff technologique, que « la partie [était] perdue. Et que le système technicien exalté par la puissance informatique a échappé définitivement à la volonté directionnelle de l’Homme. » Ils proposent d’étudier avec lucidité les régressions occasionnées par la numérisation, rejoignant le diagnostic posé par le groupe Marcuse dans
LA LIBERTÉ DANS LE COMA - Essai sur l’identification électronique et les motifs de s’y opposer.

Corollaire du concept de « développement durable », l’ « informatique verte », terme relevant tout autant de l’oxymore, vise à réduire l’empreinte écologique et sociale des TIC, propagande éco-industrielle ne servant qu’à encourager la recherche de procédés un peu moins polluants et énergivores pour légitimer la poursuite du développement sans jamais en questionner la démesure ni le (manque de) sens. Ils fustigent en particuliers l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe) qui se veut prescriptrice de bons comportements et valide la bonne conscience écologique des structures industrielles de production. Elle est « une agence d’État au service du développement durable des profits de l’industrie ». Quant aux « bureaucrates de chez Greenpeace », les auteurs les accusent d’encourager les Gafam à tendre vers une énergie 100% renouvelable sans jamais remettre en question leur existence.

De la même façon, prôner le « cyberminimalisme » condamne à se résigner à la fatalité du monde numérique plutôt que de mener une critique profonde du numérique et de la place que la Technique a prise dans nos vies. Comment devenir écolo en choisissant les moteurs de recherche qui proposent « une vision humaine et durable du Web », par exemple Ecosia, le premier « moteur de recherche qui plante des arbres ». « La perpétuation des logiques extractivistes et d’une division mondiale du travail porteuse d’injustices monstrueuses n’est aucunement un obstacle à la labellisation fairtrade. »

La « stratégie nationale d’inclusion numérique » pour offrir un « bagage minimum » aux « laissés-pour-compte numériques » est un plan d’intégration massif, assorti d’injonctions à l’adaptation. Il débute par un conditionnement scolaire. Or, « en croyant aider les nouvelles générations à s’autonomiser sur le plan informatique, nous ne leur apprenons qu’à en être dépendantes et à le concevoir comme seul cadre de vie possible. L’esprit critique se focalise sur des points de détail, les donnés personnelles ou le logiciel libre, sans considérations systémiques. Les tentatives de réappropriation restent totalement asservies au système industriel. On s’assure que « les promesses du numériques [soient] partagées collectivement » plutôt que de s’interroger sur ce qu’il faudrait changer pour être moins dépossédés de nos conditions d’existence.

« Se réapproprier l’usage des dispositifs numériques en bout de chaîne ne change rien à l’ensemble du système technicien. Les technologies numériques ne sont pas réappropriables, car elles sont le fruit d’une société de masse, d’experts, constituée de rapports de domination et d’exploitation, d’infrastructures complexes et gigantesques dont les citoyens ne peuvent qu’être dépossédés. » Julia Laïnae et Nicolas Alep dénoncent également les illusions du logiciel libre, « quasi unanimement présenté comme l’alternative évidente face aux dérives de la société numérisée ». Il reste une « boîte noire » pour le simple utilisateur et ne rend libre que le développeur, libre de piocher des bouts de codes rédigés par d’autres, économie collaborative portant la division dut travail à un stade inédit. Ils rappellent que le logiciel libre et gratuit Open SSL était utilisé par 60% des banques du monde pour sécuriser l’accès aux sites internet de gestion de comptes : un seul développeur travaillait sur ce logiciel, aidé par des contributeurs bénévoles ! La principale plateforme de partage de code, GitHub, a été rachetée en juin 2018 pour 7,5 milliards de dollars par… Microsoft ! Ils réfutent également le lieu commun comme quoi Internet serait « neutre » alors que son modèle économique repose sur la publicité, nécessitant au préalable une position dominante sur le marché, conduisant à une « homogénéisation toujours croissante des usages majoritaires ». « Croire qu’internet puisse être neutre c’est nier qu’il est un fait social total, qu’il met en branle la totalité de la société et de ses institutions. C’est refuser de voir son rôle surdéterminant dans l’organisation de toutes les composantes de nos vies, du travail aux loisirs en passant par nos relations intimes, améliorant sans cesse la cage dorée où il nous enferme, neutralisant toute critique en la laissant s’exprimer dans les marges. »

L’open data est un semblable leurre, car dans la société du spectacle ce ne sont jamais les publications de chiffres qui déclenchent les prises de conscience collective : la photo d’un enfant mort échoué sur une plage aura plus enflammé l’opinion publique que les statistiques édifiantes des migrants noyés en Méditerranée. Les auteurs ne critiquent pas le caractère public ou privé des données mais la pertinence de la « prise de données », comme réduction du réel et dépossession. Ils considèrent les plateformes citoyennes et la démocratie participative en ligne de la civic tech, au mieux comme une impasse, au pire comme une nouvelle modalité de la propagande en faveur du numérique.

Les auteurs renvoient ceux qui en appellent à la régulation d’État à leur naïveté. Le RGPD vise plus à mettre en place un cadre législatif propice au développement du numérique, qu’à le maîtriser, et les comités d’experts sont remplis de « scientifiques perclus de conflits d’intérêts » qui conclueront à la nécessité d’un « assouplissement des normes », car on n’arrête pas le progrès.

Il n’est pas possible de distinguer les bons des mauvais usages car la Technique n’est pas neutre, portant ses effets en elle-même, indépendamment des usages, comme l’expliquait Jacques Ellul. Elle induit intrinsèquement un certain nombre de conséquences, indissolublement positives et négatives. « La numérisation à l’oeuvre actuellement nous (sur-)connecte à la société et nous déconnecte du monde. Elle nous rend plus efficaces et nous fait perdre du temps. C’est un tout, qu’on le veuille ou non. » Les mouvements alternuméristes ne font que renforcer le diktat de l’idéologie dominante, l’idéologie du Progrès, qui prône le triomphe de cette « nouvelle révolution industrielle ». « Ellul parlait d’un « terrorisme feutré de la technologie », au sens d’un terrorisme idéologique, modelant l’inconscient des individus, sans que ceux-ci aient les moyens de se défendre. » Les discours martelés par les médias, les gouvernements et les techniciens, opèrent un « encerclement par l’évidence ». L’éducation et l’imposition obligatoire complète cette préparation psychologique.

Toutes ces fausses solutions que les auteurs dénoncent consciencieusement dans ces pages, ne servent, selon eux, qu’à « apaiser le conflit psychique d’écolos-graphistes ou d’humanistes-geeks en quête d’une vie plus en accord avec leurs valeurs ». « Croire que la Technique ou l’État technicien pourront résoudre les problèmes qu’ils ont engendrés, c’est être soi-même pris au piège d’une foi aveugle. Ellul disait d’ailleurs que « ce n’est pas la technique qui nous asservit, mais le sacré transféré à la technique ». » Ils considèrent qu’ « il n’y a pas de numérisation heureuse ni d’usage émancipateur de la technologie de pointe. La seule solution est une désescalade technologique, avec des techniques simples et conviviales, ce que, par essence, le numérique ne peut pas être. »

Cette critique radicale de la technique suscitera, n’en doutons pas, bien des discussions et des débats.





CONTRE L’ALTERNUMÉRISME
Julia Laïnae et Nicolas Alep
130 pages – 10 euros
Éditions La Lenteur – Saint-Michel-de-Vax (81) – Mars 2020

 


Voir aussi :

LA LIBERTÉ DANS LE COMA - Essai sur l’identification électronique et les motifs de s’y opposer

L’HUMANITÉ AUGMENTÉE - L’Administration numérique du monde

LA SILICOLONISATION DU MONDE

LA REVUE DESSINÉE#4








1 commentaire:

  1. Sur le même sujet:
    Écran Total, Ne laissons pas s’installer le monde sans contact, 2020
    https://sniadecki.wordpress.com/2020/04/27/num-sans-contact/
    A diffuser largement...

    RépondreSupprimer