Il s’inscrit dans les pas de Viktor Klemperer qui montra comment le nazisme s’insinua à travers des expressions, tournures et formes syntaxiques, changeant la valeur des mots, constituant la « langue du IIIe Reich ». La LQR est apparue au cours des années 1960, « lors de cette brutale modernisation du capitalisme français traditionnel que fut le gaullo-pompidolisme », pour atteindre son plein développement au cours des années 1990, en devenant l’idiome du néolibéralisme. « La LQR évolue sous l’effet d’un darwinisme sémantique : les mots et les formules les plus efficaces prolifèrent et prennent la place des énoncés moins performants. » « C’est une arme postmoderne, bien adaptée aux conditions « démocratiques » où il ne s’agit plus de l’emporter dans la guerre civile mais d’escamoter le conflit, de le rendre invisible et inaudible. »
Par exemple, le terme « problème » s’est substitué à celui de « question », qui attendait des réponses. Désormais chiffré par des experts, il n’admet qu’une solution et une seule. L’apport des publicitaires consiste en l’inflation de l’hyperbole, la recherche de l’efficacité au dépens de la vraisemblance. L’un des « principaux tours » de la LQR est l’euphémisme, soit par contournement-évitement (partenaires-sociaux, optimisation, restructuration, entrepreneur, …), soit par l’évacuation progressif du sens pour dissimuler un vide (réforme, équitable, crise, les « mots-masques » en post-, offensive,…). L’amplification rhétorique permet de « tirer parti du pouvoir dramatisant de certaines expressions sans aucun risque d’être pris au mot » : mobilisation générale, feuille de route, opération coup de poing,… L’usage de la dénégation sert à prétendre avoir ce qu’on n’a pas » : ressources humaines, dialogue, échange, communication, ensemble, diversité,… « Il entre souvent une part de comique involontaire dans ces efforts de promotion à tout prix. À une époque où l’on compte un nombre inhabituel d’escrocs et de menteurs au plus haut niveau des grandes sociétés, des partis et de l’État, où l’on ne sait plus si le mot affaires a trait aux activités économiques ou aux scandales financiers, les oligarques et leur personnel de haut rang sont présentés dans les médias comme nos élites. » La LQR a une prédilection pour les mots les plus globalisants, immenses chapiteaux dressés dans le champ sémantique et sous lesquels on n’y voit plus rien : totalitarisme, mondialisation,… Ces outils fonctionnent sur la répétition, « l’essorage sémantique » : social et modernité ont ainsi subi un « émiettement du sens » exemplaire.
La LQR exalte tout autant la démocratie parlementaire que la société civile, sans se soucier de cette contradiction, les valeurs universelles dont la France est supposée porteuse, catalogue vertueux dont les éléments sont recyclés à l’infini, au fil des discours qu’Éric Hazan ne manque pas de citer en guise d’illustration, comme pour chacun des termes explorés. La France est aussi qualifiée, de façon récurrentes, de pays des Droits de l’homme et de terre d’accueil, alors même qu’elle ne le fut qu’à des moments historiques très courts : quelques mois pendant la Révolution et quelques semaines pendant la Commune de Paris. Quant à la formule « devoir de mémoire », elle correspond à une « forme de négationnisme », injonction à ne pas oublier nos malheurs tout en imposant le silence sur nos propres forfaits.
Les faits de langage sont performatifs : ils révèlent des tendances qu’ils contribuent à renforcer, contaminant par ondes successives l’ensemble des discours. La formule « arabo-musulman » « favorise l’amalgame de tous les basanés ». Le terme « maghrébin » a remplacé «celui de « nord-africain » dans les années 1960, et leurs enfants sont désignés comme « issu(e)s de l’immigration », expression jamais utilisée à propos de descendants de Polonais, d’Italiens, de Portugais.
Pour imposer une société pacifiée, les « mots du litige » sont effacés, substitués par ceux de la « sociologie vulgaire » : les couches sociales, les tranches ou les catégories remplacent les classes qui rappellent trop la lutte du même nom. « Le remplacement des exploités par les exclus est une excellente opération pour les tenants de la pacification consensuelle, car il n’existe pas d‘exclueurs identifiables qui seraient les équivalents modernes des exploiteurs du prolétariat. » La LQR révèle ici « sa véritable nature d’instrument idéologique de la pensée policière, de langue du faux où les « idées » sont présentées comme aux origines d’un système qui, en réalité, les forge et les met en forme pour servir sa propre légitimation ».
Si intuitivement nous avions bien sûr déjà noté l’utilisation douteuse et manipulatrice de tel ou tel vocable, le passage au crible de la langue du néolibéralisme par Éric Hazan met en lumière un véritable système sémantique et ses intentions sournoises. Il contribue, en le démasquant, à le combattre, puisque pour persister il doit surtout ne jamais apparaître pour ce qu’il est.
LQR : La propagande du quotidien
Éric Hazan
130 pages – 6 euros
Éditions Raison d’agir – Paris – Février 2006
www.raisonsdagir-editions.org
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