4 juin 2021

POUVOIR ET DISPARITION - Les camps de concentration en Argentine

Pilar Calveiro, docteur en sciences politiques, rescapée des camps et de la torture, revient sur l’expérience concentrationnaire sous la dictature argentine, pour montrer comment le pouvoir totalitaire parvient à dépolitiser la société en dépossédant l’Autre (l’opposant, le subversif) de toute humanité en le torturant, de tout pouvoir en le coupant du monde, de toute existence en le faisant disparaitre.

Elle rappelle tout d’abord que de 1930 à 1976, les oligarchies économiques du pays ayant perdu leur emprise sur le système politique et étant désavouées par les urnes, ont compensé la perte du soutien populaire par la puissance dissuasive et répressive des armes : « Le pouvoir politique reposait au premier chef sur le pouvoir militaire. » L'armée, superposant à son pouvoir militaire une fonction de représentation, s'est substituée à l’État, se posant pendant quarante-cinq ans en sauveur de la patrie, ou du moins des classes dominantes. « La torture a été systématisée et institutionnalisée pour les prisonniers politiques après la révolution de 1930 », puis banalisée en s'appliquant aux délinquants de droit commun. La disparition, dans le sens où aucune trace ne permet de savoir si un individu est mort ou vivant, comme forme de répression politique, est apparue après le coup d'État de 1966, puis systématisée à partir de 1974, devenant institutionnelle en février 1975 avec un décret ordonnant d’anéantir la guérilla dans la région de Tucumán et l'apparition de camps de concentration et d’extermination.
En 1976, tous les partis politiques avaient, à un moment ou un autre, apporté leur soutien à un putsch militaire. Le coup d'état de 1976 fut le premier à recueillir l'assentiment unanime et la participation active des trois armes, pour assurer la mise au pas de la société, « pour la modeler à son image » : « Il s'agissait d'astreindre le corps social à la discipline, avec la même brutalité que celle qu’avait subi dans sa chair le corps militaire, jusqu'à l’incorporer. » Si, depuis le XIXe siècle, la société s'attachait à faire disparaître tout élément perturbateur, ce « Processus de réorganisation nationale » a inauguré une configuration inédite qui devait poser les bases fondamentales d’une institutionnalisation conçue pour perdurer.
Au cours des années 1970, la lutte armée s'est considérablement développée en Amérique latine, comme en Palestine, en Asie et même en Europe. Plusieurs mouvements privilégièrent l’action armée, selon le principe du foco, considérant qu'elle répondait à une violence installée dans la société, afin de créer « les conditions de la révolution ». « La conception foquiste des organisations de guérilla, qui partait du principe que de l'action armée naîtrait une révolution sociale, a abouti à une dérive militariste de la révolution sociale. » La lutte armée est peu à peu devenue « la politique en soi », reproduisant, au moins partiellement, le pouvoir autoritaire qu'elle prétendait contester.
À partir d'octobre 1973, l'Alliance anticommuniste argentine, plus connue sous le nom de « Triple A », sous l'autorité du ministre du Bien-être social, José López Rega, est entrée en action contre les organisations sociales et politiques de gauche en général, assassinant une personne toutes les dix-neuf heures entre juillet et août 1974. Au lendemain du coup d'état de 1976, elle a lancé des campagnes de répression massive d'une violence inouïe, contre toutes les formes d’opposition, pratiquant un assassinat politique toutes les cinq heures et quinze enlèvements par jour, déposant une bombe toutes les trois heures, selon les statistiques. La pratique des disparitions a pris un caractère quasi institutionnalisé, inaugurant une nouvelle stratégie contre-insurrectionnelle.

« Il n'y a pas de pouvoir sans répression, mais au-delà de ce constat, on pourrait dire que la répression est l'âme même du pouvoir. » Entre 1976 et 1982, 340 camps de concentration et d'extermination ont été opérationnels. Des 15 000 à 20 000 personnes qui y ont été enfermées, 90 % ont été assassinées. L'armée de terre, la marine, l'aviation et les services de police se sont attachés à faire participer tous leurs officiers aux opérations de répression afin de tous les impliquer à titre individuel dans la politique institutionnelle. Tous ont été « les rouages d’une machine qu’ils ont eux-mêmes construite et qui les a dépassés, les entraînant dans une dynamique de bureaucratisation, de systématisation et de banalisation de la mort, qui n’était pour eux qu’une ligne sur une liste de tâches confiées à leur service ».
La patota, le groupe opérationnel, était chargé d’enlever les « subversifs ». Les unités de renseignement traitaient les informations et orientaient les « interrogatoires » pour permettre d’arracher des informations utiles. Les gardiens étaient convaincus du danger représenté par les « subversifs » pour l’ordre public et donc de la nécessité de leur extermination pour le bien de tous. Les liquidateurs étaient chargés de faire disparaître les « colis », souvent jetés à la mer. « Tout le dispositif des camps était conçu pour subdiviser et segmenter les procédures d'ensemble, pour faire en sorte qu'au bout du compte, personne n’ait l'impression d'être responsable. » « Le simple fait de se savoir un simple rouage d’un immense engrenage créait chez eux un sentiment d'impuissance qui décourageait les très rares résistances, et renforçait le sens de non-responsabilité. Les mécanismes visant à dépouiller les victimes de leurs attributs humains facilitaient l'exécution mécanique et routinière des ordres. » L'usage d'un jargon qui déshumanise les victimes et euphémise tous les actes des « interrogateurs », contribue à amoindrir leur responsabilité. L'esprit de corps dans l'armée s'est fondé sur la conviction que celle-ci a un rôle politique à jouer pour « sauver » la patrie, avec les méthodes qu’elle estimait adaptées.

La plupart des camps étaient cachés, même si leur existence était connue, éventée même, car cette stratégie du secret contribuait à la propagation de la terreur. De la même façon, les victimes « collatérales », enfermées avec les militants, les syndicalistes, les défenseur des droits de l’homme, servaient à témoigner de l'arbitraire du système, de son omnipotence.
À leur arrivée au camp de concentration, tous étaient systématiquement soumis à la torture, tous perdaient leur nom et se voyaient assignés un numéro auquel ils devaient répondre, tous portaient en permanence une cagoule ou un bandeau, étaient menottés, tous seraient anéantis par la terreur. « Le camp est en même temps un effet et le foyer de dissémination de la terreur généralisée des États totalisants. » « Le pouvoir s'est servi de son droit arbitraire de mort pour disséminer la terreur sociale, discipliner, contrôler et réguler une société trop diverse et divisée pour lui permettre de régner sans partage. »
La torture était une « cérémonie initiatique », destinée à arracher des aveux, des renseignements utiles au plan opérationnel, à produire une vérité que l'on attendait et à briser l’individu, à lui retirer toute possibilité de fuite et de résistance, à modeler un corps soumis. Pilar Calveiro rapporte avec beaucoup de précision différentes techniques de torture, et analyse la logique schizophrène qui prévalait : nombre de bourreaux tentaient de se réhabiliter auprès de leur victime, ou sauvaient quelqu'un après plusieurs dizaines d’assassinats, par un mécanisme d’auto-humanisation auquel ils se raccrochaient pour se dédouaner.
« Les logiques totalitaires sont des logiques binaires qui envisagent le monde comme deux grands camps antagonistes : le leur et celui des autres. La pensée autoritaire et totalisante estime que tout ce qui ne lui ressemble pas relève d’un autre – forcément menaçant –, et que tout ce qui est différent constitue un danger imminent ou latent qu’il est urgent d’éliminer. En réduisant la réalité à deux sphères, il s’agit en dernière instance d’effacer les différences et d’imposer une réalité unique et totale, représentée par le noyau dur du pouvoir : l’État. » Cette logique binaire est paranoïaque : le subversif doit être combattu de façon totale, puisque, adhérant à des projets de transformation sociale, il prétend bouleverser ou détruire l'ordre établi. Il s'agit de déshumaniser les opposants, de les pousser à adopter un comportement bestial, pour justifier une guerre contre des ennemis sous-humains.
L’auteur évoque également certaines formes de résistance, depuis le suicide, qui affaiblissait l'omnipotence du système concentrationnaire en lui confisquant son droit de vie et de mort, jusqu’à la collaboration feinte, du staff, par exemple, une dizaine de personnes qui ont joué un double jeu pendant plusieurs années, en sabotant dans la mesure du possible l'activité répressive, en passant par la conspiration, le rire, l’évasion.

Pilar Calveiro consacre un chapitre aux notions de héros et de traitre, opposition qui reproduit la logique binaire propre au système concentrationnaire, mais demeure très insuffisante pour décrire des comportements complexes. Ce que Todorov nomme les « vertus quotidiennes », décuplaient la force physique, psychique et spirituelle des survivants. Elle conteste également le terme de « victime innocente » qui insinue que les autres auraient mérité leur châtiment : « Parler de victime innocente, comme si elle était plus innocente que la victime militante, par exemple, n’est qu’une façon de renforcer l’idée que, effectivement, on ne doit pas résister au pouvoir. »
« Le pouvoir militaire a exploité le fait que la société sache pour compromettre tout le monde. Tout comme il a impliqué d'une façon ou d'une autre l'ensemble des forces armées afin de faire peser sur tous ses membres une égale responsabilité, il visait à rendre la société complice et ainsi, diluer les responsabilités. » « Dans la société comme dans les camps, il n'y avait ni héros, ni “innocents“. » Comme écrivait Primo Lévi dans
SI C’EST UN HOMME : « Les monstres existent, mais ils sont trop peu nombreux pour être vraiment dangereux ; ceux qui sont le plus dangereux, ce sont les hommes ordinaires. »
Une sorte d'amnésie collective s'est développée, confortable pour tous, rompue par les témoignages et les découvertes de restes de cadavres non identifiés qui ont, après la chute du gouvernement militaire, permis de reconstituer la mémoire collective. « Consommés » en masse, ils ont aussi banalisé l’horreur, poursuivant l'un des objectifs du pouvoir concentrationnaire en normalisant l'assassinat et la disparition, en les expliquant par la « théorie des deux démons ». « Le phénomène de disparition n'est pas une histoire de massacre de “victimes innocentes“ mais l’histoire de l'assassinat et de la volonté de faire disparaître et de désintégrer totalement une forme de résistance et d’opposition. » Briser l'amnésie collective en reconstituant et ravivant la mémoire, définir des responsabilités en trouvant des coupables, permet d'agir contre la totalisation et le pouvoir de disparition. L'omnipotence des commandants « qui se prenaient pour des dieux » a fait long feu dès que ceux-ci ont eu à répondre de leurs actes devant la justice, apparaissant « non pas comme de grands assassins mais comme un ramassis de bureaucrates médiocres, vils et voleurs ».


Outre le contexte historique argentin, Pilar Calveiro montre, avec cette analyse, comment le consentement collectif aux pires horreurs est fabriqué, d'autant plus facilement imposé qu’il a été longuement et progressivement banalisé.



Ernest London
Le bibliothécaire-armurier

 

POUVOIR ET DISPARITION
Les camps de concentration en Argentine
Pilar Calveiro
Traduit de l’espagnol (Argentine) par Isabelle Taudière
Préface de Marina Franco
Postface de Miguel Benasayag
226 pages – 15 euros
La Fabrique éditions – Paris – Septembre 2006
lafabrique.fr/pouvoir-et-disparition
Publié en Argentine en 1998.

 

Voir aussi :

L’ÉVASION D’UN GUÉRILLERO - Écrire la violence

MINI-MANUEL DU GUÉRILLERO URBAIN

LA POSSIBILITÉ DU FASCISME - France, la trajectoire du désastre

 

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