Le concept de fascisme devint flou avec la guerre froide, la droite et la social-démocratie tendant à mettre sur le même plan fascisme et communisme comme catégories du totalitarisme, tandis que le mouvement communiste l’utilisait à l’encontre de la droite conservatrice. Le terme de « populisme » qui s’est imposé, établit une équivalence entre la gauche radicale et l’extrême droite, à qui il attribue l’exclusivité de la démagogie, en épargnant le néolibéralisme. Il disqualifie politiquement les classes populaires et, par un « retournement de stigmate », dissocie l’extrême droite du fascisme historique. « Moins le fascisme est utilisé de manière rigoureuse comme catégorie d’analyse, plus se développent ses usages strictement polémiques. » L’utilisation du terme « islamofascisme » procède d’analogies superficielles pour légitimer des politiques islamophobes ou des interventions militaires impérialistes et les formes autoritaires du capitalisme ou de l’État n’équivalent pas au fascisme qui se caractérise par la suspension des libertés politiques, la destruction par la violence de toute opposition et l’épuration de l’État. Pour éviter ces usages « caoutchouteux », Ugo Palheta propose une définition qui renvoie à une pratique politique spécifique émergeant dans des circonstances socio-historiques précises : « un mouvement de masse qui prétend oeuvrer à la régénération d’une « communauté imaginaire » considérée comme organique (nation, « race » et/ou civilisation), par la purification ethno-raciale, par l’anéantissement de toute forme de conflit social et de toute contestation (politique, syndicale, religieuse, journalistique ou artistique), autrement dit par l’évidement de tout ce qui paraît mettre en péril son unité imaginaire (en particulier la présence visible de minorités ethno-raciales et l’activisme d’oppositions politiques). » Une dynamique fasciste ne peut être à l’ordre du jour que par une crise politique aigüe, « organique » ou « d’hégémonie » (Gramsci), conjuguée à la présence d’une alliance instable entre une petite bourgeoisie en déclin, les fractions conservatrices des classes possédantes et des éléments plébéiens paupérisés et déconnectés des mouvements de gauche. Le fascisme ne « révolutionne » pas le système économique mais accentue la brutalité du capitalisme en supprimant les droits et les organisations de défense des salariés. Il transforme le désespoir des couches sociales déclassées en espoir millénariste d’un ordre nouveau. Le fascisme est à la fois l’expression de la crise du capitalisme et un mouvement de masse doté d’une relative autonomie.
Si le FN a mis en sourdine ses discours antisémites, homophobes et antiféministes à des fins de respectabilité, il s’est rapproché par d’autres biais du fascisme, en couplant à son nationalisme xénophobe et à son ultra-autoritarisme, le « ni droite ni gauche » qui le ramène à Doriot, l’éloge de l’État, l’antilibéralisme avec la défense des travailleurs nationaux. Sa stigmatisation des musulmans, faisant figure de « racisme respectable » dans le champ politique français actuel, est plus rentable électoralement que le négationnisme ou l’antisémitisme. En collectant les ressentiments sociaux, il leur a donné « un sens national/racial plutôt qu’anticapitaliste de classe ». Ugo Palheta souligne que si l’engrenage de l’actualité du fascisme est bien enclenchée, cette dynamique n’est pas fatale. Lorsque les structures sont en crise, tout devient possible et « le chapitre des bifurcations reste ouvert à l’espérance » (Blanqui).
Le fascisme entretient des rapports étroits avec le capitalisme, non « comme le produit de la volonté maligne de la classe capitaliste » mais comme l’expression de sa décomposition : vigueur économique déclinante, intensification des concurrences entre puissances impérialistes, affaiblissement des institutions, atomisation des populations, montée du racisme et de la xénophobie, aiguisement de la conflictualité sociale. La renaissance et l’enracinement de l’extrême droite en France, la possibilité néo-fascisme, sont la conséquence « des solutions néolibérales destructrices » imposées par la classe dominante à partir des années 1980, sapant ainsi les fondements du compromis social sur lequel s’appuyait l’accumulation capitaliste depuis l’après-guerre, et ébranlant les structures établies du champ politique. La crise de 2008 qui aurait pu inaugurer une modération postlibérale, a au contraire permis une radicalisation, accélérant la croissance des inégalités de richesse au niveau mondial. « Mais les politiques néolibérales, parce qu’elles ont ce faisant accentué la concurrence entre salariés et écrasé en partie les formes établies de solidarité collective, empêchent pour l’instant que la désaffection généralisée envers les partis dominants se mue en opposition collective à la classe dont ces parties servent obstinément les intérêts. Elles l’orientent au contraire vers le ressentiment et la nostalgie d’une unité imaginaire, qui disposent davantage au désespoir qu’à la révolte, à la suspicion vis-à-vis des minorités qu’aux solidarités antiracistes, et se prêtent donc aisément à toutes les récupérations d’extrême droite, qui visent à faire de ce ressentiment, de ce désespoir et de cette suspicion une force active ou, du moins, à les instrumentaliser électoralement pour parvenir au pouvoir. »
Après trente-cinq ans de promesses trahies, le PS est en déroute. LR a mieux résisté, avec une pratique gouvernementale moins éloignée de ses discours de campagne, même si les contre-réformes néolibérales les plus fondamentales depuis les années 1980 ont été imposées par le PS. Le champ politique s’est déporté à droite, autour du consensus sécuritaire et islamophobe, avec le travail idéologique de Sarkozy notamment. La « Manif pour tous », « mobilisation réactionnaire de masse, durable et vigoureuse », pourrait créer les conditions d’une alliance inédite entre la droite et l’extrême droite. « Expression et produit de la crise d’hégémonie, l’élection de Macron a de grandes chances d’en constituer un facteur d’accentuation. » L’alternance réglée demeurait « un moyen plus commode d’imposer des régressions sociales tout en maintenant l’illusion d’un changement possible », tandis que « l’avènement d’un parti unique de la contre-révolution néolibérale » offre désormais une cible évidente.
La tâche du macronisme est de briser « le modèle social français », en écrasant la combativité et en élargissant la base sociale du néolibéralisme. La situation politique française se résume à l’incapacité des gouvernements à mener jusqu’au bout leur projet de reconfiguration néolibérale et à celle de la gauche radicale et des mouvements sociaux à constituer une véritable alternative de pouvoir. L’extrême droite construit son succès dans cette faille. La logique des politiques néolibérales prend le risque de créer une situation explosive et incontrôlable en s’attaquant aux conquêtes sociales qui jouent un rôle stabilisateur, et en engageant les sociétés capitalistes « dans un cycle infernal d’inégalités croissantes », d’autant qu’elles peinent désormais à imposer leurs choix politiques (Brexit et Donald Trump par exemple).
Les classes dominantes, dans une situation de « domination sans hégémonie », sont enfermées dans « une spirale de radicalisation autoritaire » qui les amène à employer des procédures législatives expéditives et à user d’une répression croissante, tandis que les institutions politiques nationales sont marginalisées au profit d’instances supranationales non élues. Si le capitalisme n’est par essence pas démocratique (compromis avec les dictatures fascistes, esclavage, colonialisme), « l’invention même de la démocratie au sens moderne – en particulier des mécanismes de représentation parlementaire – a objectivement permis aux classes dominantes de faire face à la menace représentée par l’irruption tumultueuse des classes subalternes dans une sphère publique alors en voie de constitution. » Le durcissement autoritaire de l’État par la criminalisation de la protestation sociale, le rétrécissement de l’espace public par la soumission de l’information au capital, l’alternance de la politique entre divertissement et police, confirme un agenda de « dé-démocratisation » mis en oeuvre par les classes dirigeantes depuis la fin des années 1970 préconisé par la Commission Trilatérale. Par ailleurs, la mondialisation néolibérale en donnant un pouvoir de plus en plus important à la finance capitaliste, a modifié les rapports de force entre classes et l’intégration régionale des économies capitalistes a constitué, dans le cas de l’Union européenne par exemple, des proto-États dominés par des instances non élues qui s’articulent avec les États-nations. « Le principal danger pour la démocratie, c’est bien la radicalisation d’une bourgeoisie qui aimerait se passer de ce dèmos encombrant ! » Cependant l’auteur précise que le glissement des « démocraties capitalistes » vers des régimes autoritaires en respectant la légalité formelle n’est pas une « fascisation rampante ». « L’État fasciste ne désigne pas en effet un gouvernement un peu plus répressif que les gouvernements ordinaires mais un régime d’exception dans lequel l’État de droit tel que nous le connaissons est purement et simplement aboli. » L’autoritarisme accoutume toutefois les élites politiques à recourir à des procédures d’exception et une répression intensifiée, renforce et autonomise les appareils répressifs de l’État, met en place une base institutionnelle et un arsenal juridique qui donnera à l’extrême droite, si elle parvient au pouvoir, les moyens de bâtir un pouvoir dictatorial. En cela, un durcissement autoritaire de l’État prépare le terrain au fascisme.
L’extrême droite se nourrit également du mépris croissant d’une partie de la population pour la politique en raison des difficultés grandissantes de la bourgeoisie à opérer la « mystification/abstraction » de ses intérêts économiques en les élevant au rang d’ « intérêt général ».
La stratégie néolibérale consiste à déplacer sur le terrain de la xénophobie et du racisme, celui des valeurs (travail, famille), les tensions et conflits qui surgissent. Il s’agit de construire une hégémonie, de bâtir « un bloc blanc » pour freiner l’émergence d’un « bloc subalterne », en soumettant « les franges non blanches des classes populaires » et façonnant un ennemi intérieur. L’idéologie raciste et xénophobe, qui demeure centrale dans le projet du FN, s’adosse à des divisions sociales, des ségrégations raciales de l’espace, du travail et de l’école, et solidifie la stigmatisation, l’essentialisation, l’altérisation et l’infériorisation de groupes minoritaires au nom de la menace qu’ils feraient peser sur l’identité d’une communauté mythifiée (nation, civilisation ou race). Le racisme a abandonné « les oripeaux du racisme biologique » pour la rhétorique beaucoup plus présentable de la défense et du rayonnement de l’ « identité française ». La prétendue « hiérarchie des races » se trouve remplacée par l’idée d’incompatibilité des cultures. La rhétorique du « racisme anti-français » délégitime les luttes contre les discriminations systémiques subies par les non-blancs. En redéfinissant la politique d’immigration dès la fin des années 1960, le haute administration a préparé le terrain à une surenchère xénophobe. La pénétration idéologique du FN aurait été moins rapide si elle n’avait été reprise par la droite et une partie de la gauche (Chirac, Sarkozy, Valls, Wauquiez). La « question raciale » a réemergé en grande partie sur le terrain de l’hostilité aux musulmans, opérant la « droitisation » du champ politique. L’islamophobie permet d’affirmer l’altérité et la dangerosité des immigrés extra-européens et de leur descendants en raison de leur appartenance, réelle ou supposée, à une « communauté musulmane » qui serait étrangère, voire hostile à la « communauté nationale », d’où la nécessité de les contrôler, de s’assurer sans cesse de leur adhésion aux « valeurs de la République », de les discriminer au prétexte de leur prétendu « communautarisme ». La Laïcité, détournée de son sens originel, fonctionne comme un « opérateur de racialisation ». « Elle est en effet de plus en plus considérée, non comme un principe juridique fondamental garantissant la liberté de conscience et de culte ainsi que l’égalité des citoyens devant l’État, mais comme un impératif de neutralité religieuse s’appliquant à tous et en toute occasion (non aux agents de l’État dans l’exercice de leur activité comme c’était le cas antérieurement) et comme un élément central de l’identité nationale française voire, d’une manière plus audacieuse encore, de la « civilisation judéo-chrétienne ». » La mise en place de mesures qui marginalisent objectivement un groupe sont justifiées au nom de la marginalité dans laquelle il se complairait et de son incapacité à s’insérer pour de prétendues raisons culturelles. La France, nation dominante, solidifie son imaginaire national en stigmatisant des groupes minoritaires comme « traitres à la nation » présentés comme une menace et qui voudraient imposer aux autres « leurs manières de faire communauté » alors qu’ils ne revendiquent qu’une égalité de traitement. Le FN est perçu par ses électeurs comme pouvant s’opposer le mieux à ce qui est perçu comme « un danger de dissolution démographique », de destruction culturelle de l’ « identité française », de marginalisation sociopolitique des « vrais Français ». La rhétorique de la « nouvelle judéophobie, mise en circulation dans les années 2000 par Pierre-André Taguieff, Alain Finkielkraut et Philippe Vall, cherche à dresser les juifs contre les musulmans et la gauche radicale. La rhétorique xénophobe du FN a été radicalisée par l’islamophobie, mais ses obsessions purificatrices, au centre du projet fasciste, ont été atténuées par un recodage « républicain » du discours. En cas d’accession au pouvoir, ce parti ne se contenterait pas de prolonger les politiques déjà menées mais lâcherait la bride à des appareils répressifs d’État dont une partie importante de ses membres sont d’ores et déjà acquis à ses positions, et tournerait son agressivité nationaliste vers les minorités ethno-raciales.
Ugo Palheta analyse longuement l’évolution de l’électorat du FN et démontre qu’il n’est nullement le « premier parti ouvrier de France », titre qui reviendrait plutôt au retrait (abstention et non-inscrit). Alors que le PCF cherchait à faire émerger une élite politique ancrée dans les classes populaires, le FN considère les ouvriers comme « une classe-objet », objet d’un discours qui tient de l’instrumentalisation idéologique. Il étudie également l’évolution de son programme politique et économique, n’y trouvant aucune mesure de protection des salariés ou contre la précarité par exemple. Le FN défend le projet d’un « bon » capitalisme. Son discours de déploration sociale demeure sans intention de rupture avec la source des dégradations elle-même : la capitalisme. Certaines déclarations (contre la mondialisation par exemple) sont surtout opportunistes car l’une des caractéristiques des mouvements d’extrême droite est leur capacité à passer d’une doctrine à une autre, parfois sans transition. Cependant, parvenu au pouvoir, le fascisme favorise toujours le capital au détriment du travail avec une « brutalité inégalée ».
C’est donc bien cette possibilité que l’auteur entend conjurer après l’avoir minutieusement décortiquée et scrutée. Il met en garde à ne pas réduire l’antifascisme à une rhétorique anti-FN réservée à l’entre-deux tours, ni à épargner les partis dont les politiques favorisent sa progression. « Aucun « front républicain » ne mettra fin à une dynamique fasciste quand celle-ci sera enclenchée. » Surtout si les forces qui le constituent ne cessent d’emprunter leurs propositions et leur politique à l’extrême droite. Considérer le combat antifasciste comme secondaire, au même titre que les luttes antiraciste, féministe ou écologique, est tout autant une « impasse mortelle ». Il est décisif d’enrayer la constitution d’un mouvement de masse qui signerait l’émergence d’un parti fasciste achevé. « Il s’agit de refuser à l’extrême droite le droit à la parole et de l’exposer pour ce qu’elle est. » La question de la violence est presque toujours posée sur le plan moral, donc dépolitisée, condamnée à des indignations faciles et surtout sélectives. « Si la violence ne saurait à l’évidence être recherchée ou valorisée pour elle-même, elle ne peut évidemment être exclue face à un ennemi dont le projet est intrinsèquement violent et dont l’idéologie encourage les agressions ciblant les minorités et les mouvements sociaux. » Il ne faut pourtant pas réduire l’antifascisme à la pratique de l’autodéfense mais le concevoir comme un combat politique pour un projet de société libérée de toute exploitation et de toute oppression. La seule bataille des idées, briser les prétendus arguments et les pseudo-évidences ou engager une entreprise de rediabolisation, restera insuffisante. Ugo Palheta milite donc pour un combat frontal contre l’extrême droite, articulé à trois axes politiques : une opposition au néolibéralisme en visant la rupture avec le capitalisme, la lutte contre le durcissement autoritaire de l’État avec l’objectif de la conquête d’une démocratie réelle, la bataille contre la xénophobie et le racisme à travers la volonté de briser leurs structures institutionnelles.
Ugo Palheta fournit, avec cette brillante analyse, les outils pour comprendre les mécanismes de surgissement du fascisme, éviter les pièges des alliances illusoires et enrayer l’avènement du désastre. À lire et à diffuser de toute urgence.
LA POSSIBILITÉ DU FASCISME
France, la trajectoire du désastre
Ugo Palheta
278 pages – 17 euros
Éditions La Découverte – Paris – Septembre 2018
www.editionsladecouverte.fr/la_possibilite_du_fascisme-9782348037474
Traduction en hollandais de cet article par Thom Holterman : https://libertaireorde.wordpress.com/2024/08/04/de-kans-op-fascisme-fascisme-ii/
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