10 février 2022

APOCALYPSE SHOW, QUAND L’AMÉRIQUE S’EFFONDRE

Anne-Lise Melquiond interroge les séries télévisées américaines apocalyptiques et postapocalyptiques qui banalisent les images de la catastrophe, en revisitant la même réalité historique, idéologique et sociale, sans toutefois confronter leur public aux menaces réelles qui pèsent sur la Terre aujourd’hui : réchauffement climatique et désastres industriels. En les habituant au pire, il s’agit de « faire accepter aux téléspectateurs la gestion politique de la catastrophe », car comme l’expliquait Frederic Jameson : « Il est plus facile d'imaginer la fin du monde que d’imaginer la fin du capitalisme. »
« Littérature des temps de crise, les apocalypses sont nées dans un contexte d'espérance messianique » mais sont aussi une « littérature de résistance ».

Supposées planétaires, les catastrophes des séries apocalyptiques produites aux États-Unis évoquent rarement d'autres pays. Les « cartographie post-catastrophes », de Jericho à Revolution, rejouent l’histoire de l'Amérique et la construction complexe de son territoire national. Comme dans un « western post-apocalyptique », les survivants se battent pour survivre dans le wilderness : « Nous voilà revenus au temps de l'Ouest sauvage, à la fois terre régénératrice et paradis perdu pour les Américains. » Tous les thèmes du western sont revisités, tous ses codes réutilisés pour « construire des histoires comprises de tous » : l'usage de l’espace, l’errance, l'interrogation de là où aller, le mythe de la frontière, au sens administratif et comme limite provisoire de la civilisation. « Ces fictions mettent en scène l’histoire américaine comme fondamentalement conflictuelle et inconciliable. » Certaines s’amusent à des renversements comiques : les immigrés clandestins américains fuient au Mexique dans Revolution, par exemple.
Anne-Lise Melquiond relève d'autres continuités avec la mythologie de l'histoire américaine qui s'est principalement construite à travers « la guerre contre » (les Anglais, les Indiens, les communistes, les terroristes) : « À la manière des westerns et de leur révision d’une certaine histoire de l’Amérique, les fictions apocalyptiques rejouent sans cesse l’effacement de ceux qui étaient présents auparavant par des procédés violents : il faut tuer l’autre, jusqu’à son propre frère, répétition incessante de cette mythologie comme si leur propre histoire n’était toujours pas digérée. Toutes ces séries, y compris dans leurs moindres détails, rejouent sempiternellement ce traumatisme originel. Le 11 septembre n’a fait que mettre de l’huile sur le feu intérieur, manifestant une certaine continuité historique. Par leur efflorescence à l’aube du nouveau millénaire dans le fracas de la chute des tours, ces séries, qui se pensent post-apocalyptiques, ne font que rejouer la violence sans fin de la construction de la nation américaine. »

L’auteur analyse ensuite les différentes gestions du temps expérimentées par ces séries, puis la figure qu’elle nomme « katechon », comme « la forme de pouvoir assez mystérieux qui arrête et retient l'avènement de l’Antéchrist, et par conséquent arrête la fin des temps qui le suit », selon Saint Paul. Le crédo de la pensée théologique millénariste qui veut faire table rase pour reconstruire un monde nouveau, a fortement inspiré le marxisme. Si ces séries mettent en scène des événements catastrophiques dont les humains sont responsables, elles traitent rarement des catastrophes écologiques, pourtant la menace la plus prégnante, voir les refoulent.

Elle met également en évidence le parallèle entre l’angoisse face à la nécessité de lutter sans cesse pour survivre après la catastrophe, et la condition déjà vécue par des centaines de millions de travailleurs précaires. « Dans ces séries, la survie renvoie à la recréation d'un imaginaire de la conquête de l’Ouest, où tout n’était qu’harmonie. » De nombreuses références péjoratives au Tiers-Monde, dans Revolution par exemple, renvoient à la déchéance des Américains. Tandis que les récits de contamination servent de prétexte et s’articulent avec un fantasme sécuritaire et paranoïaque : la perception de l’autre comme menace caractérise les régimes totalitaires. Anne-Lise Melquiond montre comment The Walking Dead a contribué à l'accession au pouvoir de Donald Trump 2016. La conflictualité intrinsèque à l’histoire américaine est aussi représentée par la culture des ennemis intérieurs et extérieurs, qui exemptent le gouvernement de ses fautes, tout comme la responsabilité d’Al-Qaïda dans le 11 septembre doit faire oublier son financement par l’administration américaine pendant deux décennies.
« Les séries de l’après-catastrophe questionnent l'organisation de l’État. » La militarisation du quotidien accroit les dissensions et le pouvoir peut imposer des mesures d’exceptions pour continuer à contrôler la situation, entraînant des réactions qui durciront le despotisme. Dans certains cas l'État qui a réussi à se maintenir, gagne en légitimité. « Finalement, ces récits d'effondrement manquent d’imagination dans leur capacité à présenter de nouveaux mondes possibles : on nous propose soit la restauration des institutions, soit la dérive autoritaire. »

Anne-Lise Melquiond conclut que « la fin des temps qu’exploitent ces fictions sert seulement de contexte pour la reproduction du monde que nous connaissons, sans changement significatif. » Elles rendent notre société contemporaine rassurante, si ce n'est désirable. Il n'y a pas d'autres issues au capitalisme que l’apocalypse.
Apocalypse show, quand l’Amérique s’effondre passe en revue, avec rigueur et sérieux, ce que les séries américaines apocalyptiques et postapocalyptiques disent de nos angoisses, de notre rapport au monde et aux menaces qu’il entretient, tel un miroir tendu au public. Elles entretiennent une mythologie, notamment autour de l’histoire des États-Unis, que l’auteur s’efforce de décrypter.

Ernest London
Le bibliothécaire-armurier


APOCALYPSE SHOW, QUAND L’AMÉRIQUE S’EFFONDRE
Anne-Lise Melquiond
162 pages – 14 euros
Éditions Playlist Society – Paris – Septembre 2021
www.playlistsociety.fr/book/apocalypse-show-quand-lamerique-seffondre/



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