17 février 2022

LA SOCIÉTÉ MÉDIATISÉE

Constatant que l’industrialisation de l’information fait obstacle à une prise de conscience sur la réalité et la nature des changements sociaux, Bernard Charbonneau analyse le rôle des médias qui, sous prétexte d’informer, font vivre des masses passives dans l’imaginaire : « Dans notre société les media tissent tout autour d’elle un rideau défensif, comme le ferait un système électronique contre des fusées surgies de l’espace. On peut dire de pareille société qu’elle est médiatisée, comme on dirait mithridatisée. » Il montre comment cette « société médiatisée » fait intérioriser par les individus et les peuples leurs contraintes, maintenant la cohérence des sociétés capitalistes et celle des sociétés prétendues socialistes.

Le terme « media » désigne « les intermédiaires mécaniques, électroniques et institutionnels qui s’interposent entre émetteurs et récepteurs, les auteurs de l'information et leur public ». Informer signifie aujourd'hui transmettre un message, sans souci de vérité ou de réalité comme jusqu'à il y a peu. De même « la communication est considérée en soi, sans tenir compte de son objet, encore moins de son sujet. » La parole est le premier des media, « le plus “bio“des moyens de communication », et a longtemps été tenue pour sacrée, très tôt soumise au contrôle de l’Église et du roi. Charbonneau retrace rapidement l’histoire de la liberté de la presse, qu’il considère comme un « idéal inaccessible », puisque que le coûteux perfectionnement technologique enchaîne désormais les media plus strictement que n'importe quelle censure. Soumis à l'impératif de rentabilité, ceux-ci doivent répondre aux goûts de leur clientèle ou à l'idée qu’ils s’en font. En s’institutionnalisant, ils se professionnalisent. En se technicisant, ils tombent aux mains d'une « caste de professionnels spécialisés, à la fois maîtres de l'information et esclaves des pouvoirs financiers ou politiques dont dépend leur sort, souvent précaire ». Ils détiennent toutefois « le pouvoir suprême : celui de dire le réel et le vrai au public ».
Bernard Charbonneau analyse l’évolution de la nature des media devenus le fait d’une technique et de ses techniciens, ayant substitué l’image au texte imprimé, aboutissant à « un contrôle social s'exerçant sur une masse non seulement privée de connaissances et de culture mais de parole », en justifiant « l'état de fait » détournant les revendications et les révoltes latentes « dans les sables de l’imaginaire » : « La liberté contrôlée des media est le ciment des sociétés industrielles dites libres, comme la propagande médiatisée et la contrainte politico-policière celui des sociétés industrielles totalitaires. » Un « séduisant bla-bla » fournit « un ersatz de connaissance et de langage, une fausse parole qui dispense de l’effort de la pensée et de l’expression ». Il affirme que « destiné à donner l'illusion de la connaissance – donc du pouvoir et de la parole – aux masses, le langage des media est le négatif exact de celui des sciences et techniques ».

« Les “messages“ de l’information électronique déclenchent des réflexes plus qu’ils n’engendrent des réflexions. » Le coût d'un media qui s'industrialise l'oblige à se vendre à une clientèle toujours plus nombreuse, à s’adresser à l'inconscient et aux préjugés d'un groupe le plus important possible. Cette culture de masse n’est que « désinformation et inculture de masse ». Comme s’informer demande désormais « des connaissances actuellement dispersées dans de nombreuses spécialités aux langages difficilement décodables même par un esprit cultivé », les media en sont réduits à une « vulgarisation plus ou moins grossière ». « Nous nous croyons bien mieux informés qu’autrefois parce que nous le sommes beaucoup plus. » Impossible de distinguer l'essentiel de l'accessoire dans ce « déluge incontrôlable ». « L’information ? – Quelques gouttes de connaissance dans un océan d’ignorance. Pour l'essentiel elle n'est qu'un mythe destiné à distraire le plus grand nombre des réalités et du sentiment de son impuissance, comme à justifier le pouvoir et à escamoter les responsabilités de quelques médiateurs. »
L’auteur revient aussi sur l’histoire de la publicité, à l’origine synonyme d’information, aujourd’hui « séduisant mensonge » dont les frontières avec l’information, justement, s’avèrent particulièrement poreuses. Il montre également comment « l'éblouissement continûment discontinu de l'actualité sensationnelle assure la cohésion sociale tout en sauvant ses membres des angoisses de la conscience », les distrayant de « la médiocrité de leur vie ». « Ce n'est plus l’éternel, la vérité ou les valeurs intemporelles, qui déterminent le jugement mais le choc toujours renouvelé de l’instant. Sensationnelle… Ce n'est plus le contenu et la signification d'un fait pour la raison qui compte mais le saisissement qu'un coup violent inflige à nos sens. On comprend que le sperme et le sang soit la meilleure encre pour imprimer un gros titre. » Par conséquent, « diffusant et grossissant les stéréotypes fugaces qui constituent l’état social, les media écarteront d’instinct tout ce qui menace d’en interrompre le cours : la pensée critique et personnelle qui cherche à le dévoiler pour le changer. » « Ce qu’ils n’enterrent pas dans les profondeurs du silence, ils l’évaporent en quelque sorte en le superficialisant. »
« L’essentiel est l'envers du spectaculaire. » Puisque les masses ont besoin de croire, les media leur fabriquent des « certitudes indispensables [à leur] confort moral » autant qu'au pouvoir de leurs maîtres.

Bernard Charbonneau consacre un chapitre à la fabrication de ce qu'il nomme « l’antiréalité », notamment par la vulgarisation qui donne à la complexité l’apparence de la simplicité. Il montre, par exemple, comment les media, avec leurs « méthodes d'information désinformantes », ont contribué à l'industrialisation de l’agriculture, faisant accepter par les consommateurs des aliments qui n'avaient plus rien à voir avec la nourriture. Il analyse en particulier le rôle de la télévision qui désocialise l’individu. « Ce n'est pas l'individu isolé qui menace la société, mais la personne consciente de la nécessité de s'associer pour agir. » « La télé devient un stupéfiant dont on ne peut se passer, parce qu'elle aussi permet d'oublier sa vie. Ainsi à la longue l'accoutumance fait d’un peuple une masse de drogués à la sensibilité et l'esprit empoisonnés par un excès de déchets d'images et d’“informations“. »

« La vraie critique ne se satisfait pas d’elle-même, l’inquiétude qui l’engendre est aussi recherche de solutions, le diagnostic d’un mal inséparable de sa thérapeutique. Mais en matière sociale il est encore plus difficile de faire accepter le remède par le patient que le constat douloureux de son état. » Conscient de la difficulté d’échapper à cette emprise, l’auteur suggère tout de même quelques pistes. À ceux qui comptent sur le développement technique, la multiplication des ordinateurs, le progrès qui rendrait le spectateur actif, il répond que la maîtrise des media commence par la capacité à les éteindre, à ignorer ce qui détourne de l'essentiel et occulte l’information. L’individu capable de voir ce qui se passe dans sa rue ou sa campagne en apprend plus sur la mue des villes et de la planète qu’en consultant l'information imprimée ou audiovisuelle. Comme à la guerre, toute information communiquée n'est qu’une « connaissance d’état-major » par rapport à une « expérience directement concernante ».
Le rôle de l'éducation est prééminent : éveiller le désir de s'informer et de communiquer, apprendre à distinguer le vrai du faux, l'essentiel de l’accessoire. La famille, l'école doivent favoriser le développement du connaisseur plutôt que celui des connaissances. Des groupes intermédiaires doivent se reconstituer entre l’individu isolé et l'organisation techno-étatique des masses.

Réflexions profondément intéressantes. Bernard Chabonneau met sa sagacité au service d’une critique des media.

Ernest London
Le bibliothécaire-armurier

 

LA SOCIÉTÉ MÉDIATISÉE
Bernard Charbonneau
Préface d’André Vitalis
Postface de Christian Roy
194 pages – 20 euros
Éditions du Rouge et du Noir – Paris – Octobre 2021
Écrit au milieu des années 1980.

 

Traduction en hollandais de cet article par Thom Holterman : https://libertaireorde.wordpress.com/2022/03/15/de-gemediatiseerde-maatschappij%EF%BF%BC/

 

 

Du même auteur :

LE JARDIN DE BABYLONE

LE TOTALITARISME INDUSTRIEL

VERS LA BANLIEUE TOTALE



Voir aussi :

LA FABRIQUE DE L’OPINION PUBLIQUE - La Politique économique des médias américains

LES NOUVEAUX CHIENS DE GARDE

LA TYRANNIE DE LA COMMUNICATION

 




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