« 30 minutes. 26 exactement.
C'est à dire six fois moins qu'il n'en faut pour aller de République à Nation à pas de manif. Dix fois moins qu'il n'en faut pour tenir un stand sur la maltraitance animale dans un concert de punk rock. 50 fois moins qu'il n'en faut pour trouver un hébergement d'urgence une famille d'Érythréens hagards ramassés au bord d'une voie ferrée près de Vintimille. Cent fois moins qu'il n'en faut pour trouver les articles du code du travail à même de bétonner la défense d'un salarié suspendu pour faute soi-disant grave. Deux-cents fois moins qu'il n'en faut pour obtenir une négociation avec la direction dans le cadre d'un conflit social au Centre d'appels de Gueugnon. Dix mille fois moins qu'il n'en faut pour rendre fiable un éco-hameau. L'infini fois moins qu'il n'en faut pour faire interdire la commercialisation des données numériques.
Le vote offre un ratio temps-gratification hors de toute concurrence. En moins d'une heure, j'accomplis mon devoir sacré. »
Voter s’est s’exprimer. La citoyenneté électorale réside dans l’expression. La confusion est d’ailleurs entretenue par les « discours des gardiens du temple », entre liberté d’expression et démocratie : « En nos contrées chacun peut s'exprimer donc nous sommes en démocratie. » La limite fixée est la ligne qui sépare les mots des actes. Lorsque des manifestants commencent à bloquer « les gardiens de la démocratie, qui chérissent autant le droit de propriété que l'expression, enverront les gendarmes mobiles ». La démocratie repose pourtant sur le pouvoir d’agir.
Le candidat n'est pas contraint d'appliquer son programme. Il ne cherche d'ailleurs pas à être cru mais à être élu. « Qu'il soit systématiquement défait ou toujours déçu, qu'il soit stérile ou cocu, l'abnégation de l'électeur confine au masochisme sisyphien. » Il se « prononce » par un message tellement laconique (un nom ou un non) qu’il laisse à l’élu « une marge d'interprétation infinie quant à ce qu'on attend de lui, une marge de surdité aux voix exprimées en sa faveur », garanties constitutionnellement. « L’élection réduit la citoyenneté à l’expression, et cette expression ne dit rien. » Une fois qu’il s’est exprimé, l’électeur devient aphone : il est désormais « représenté ». « La représentation est une scission au sein de la cité », une « subtilisation ».
La démocratie usurpe son nom en condamnant les citoyens à la passivité, en refusant le mandat impératif qui permet d'ajuster les actes aux mots.
Pourtant, la politique surgit malgré tout, lorsqu’un problème né entre sujets sociaux est résolu par des négociations, entre eux, qui aboutissent à une nouvelle situation. Certains votes en situation – celui des membres d’une association de défense des femmes pour refuser une subvention municipale alors que le maire est mis en examen pour harcèlement, qu’ils devront assumer et compenser par des actes – se distinguent du « vote d’élection » qui s’exécute en dehors de toute situation. « Le sujet politique advient en rompant la distance instituée par la représentation. […] Il chante on est là. »
Tandis que les « mots électoraux », des arguments de l’électeur à ceux des candidats et des commentateurs, ne sont « présents à rien », ceux d’AG de salariés, par exemple, sont « enchâssés dans le réel de leur travail ». Dans une campagne électorale, le réel n’est qu’un effet : « un Noir fait diversité ».
Bégaudeau nomme « sociabilité asociale » l’hypersociabilité solitaire, « déconnectée mais hyperconnectée », qui fournit des sources d’indignation en flux tendu tout en privant cette indignation de situations où se convertir en énergie politique, créant avant tout du ressentiment. Il fustige la « boutique médiatique » qui produit des sondages, vendus comme « jalons réels de l’élection », parce que, réciproquement, l’élection n’aura pas plus de conséquences qu’un sondage, « quelques babioles » mises à part.
Le votant valide l’élection et l’ordre qu’il conforte. Le parti de l’ordre propriétaire, convaincu qu’il ne représentait aucun danger, mais bien plutôt une aubaine, a concédé le suffrage universel réclamé par le camp de l’émancipation qui croyait pouvoir s’en servir pour le déstabiliser : « le nombre qui semblait desservir la minorité des possédants allait en fait les servir. Il signifierait non pas leur perte mais leur consolidation. Car si les gouvernants étaient élus par le nombre, ils n'en seraient que mieux acceptés, et mieux obéis. Les décisions de gouvernement légitimées par l'élection ne serait plus contestables. » Ils pourraient se féliciter d’une abstention massive qui, compensant « le déséquilibre mathématique de départ », ferait perdurer le suffrage censitaire, mais elle risquerait de déligitimer l’élection qui « commence trop à ressembler à la réunion de copro qu’elle est » et à laquelle « les locataires ne sont pas conviés ».
La France qui vote, qui représente un tiers de la population, s'est droitisée, du fait du vieillissement du corps électoral, intensifiant le fait de structure que l'élection est un « opérateur de conservation » : « L'élection qui vient sera une primaire de droite. Mais toute présidentielle en est une. »
« La France non électorale », qui comprend les individus mineurs, des étrangers résidant et travaillant en France sans être citoyens, des gens qui ne votent pas parce qu'ils s’en foutent et d'autres au contraire parce qu'ils ne s'en foutent pas mais qu'ils ont « une idée trop haute et surtout trop concrète de la politique pour la souiller dans un isoloir », qu'ils préfèrent la politique « à son pastiche électoral ». « Ils ne votent pas car ils sont trop occupés à faire de la politique. Étant citoyens toute l’année, ils n'ont pas besoin de cette petite réassurance citoyenne qu’offre l’élection. Ceux-là portent haut le vocable politique que l'élection usurpe. » Ceux dont la priorité politique est la conservation de l'ordre social rétrécissent la politique en police, « assurée par les institutions, par le droit, par l’argent, par le chantage à l’emploi, par les canaux idéologiques, par le quadrillage sanitaire, par le système scolaire, etc ». La politique, justement, « aspire et oeuvre à déranger l’ordre ».
Avec le même soucis analytique, François Bégaudeau suppose que les « individus en gros de gauche » votent notamment par méconnaissance ou oubli que « ce que l'ordre autorise et a fortiori organise conforte l’ordre ». Il explique que la « victoire de 81 » n’est que la « cristallisation électorale de la vigueur des forces sociales à l’hégémonie de la pensée émancipatrice », le « débouché électoral » de 68. Le « jeu policier » est déréglé pas la vitalité politique, depuis l'extérieur de la logique électorale, en agissant. L’IVG a été dépénalisé par un gouvernement de droite sous la pression de la force féministe, pas par une victoire électorale.
Il conteste l’analyse de la « crise de la représentation », considérant plutôt qu'il s'agit de « l'achèvement de la scission instituée par la représentation » : « Les Gilets jaunes ont occupé la scène, un mouvement contre la réforme des retraites a duré, l'activisme écologiste se radicalise, les minorités raciales politisent leur oppression, des monnaies locales fonctionnent, des zadistes persévèrent, des cadres du privé démissionnent, personne ne croit à l’UE à part les commissaires, tout le monde déteste la finance, et nous fonçons droit vers l'élection la plus conservatrice de l'histoire de la République. L’élection n'est pas incidemment hermétique à la politique. Elle est pensée pour y être hermétique. Pensée pour neutraliser la politique, la verrouiller, la conjurer. » De la même façon, il ne croit pas que le pouvoir corrompe, mais qu'il faut déjà l’être, avoir renoncé à la politique pour se prêter au jeu électoral : l'élu devient, quoi qu'il en pense, le gardien de la structure. Il postule aussi que si les pauvres votent à droite, c’est que le vote se forge « en dehors du périmètre électoral », par un conditionnement social. « Sauf contre-influence familiale ou amicale, un sujet social n’arrive pas neutre devant le choix de sortir au non du capitalisme ; il arrive imbibé des valeurs du capitalisme dans lequel il trempe depuis l’enfance, depuis l'école jusqu'au marché du travail où sa position de subordonné lui est devenue une seconde nature. L'idée d'un vote en toute indépendance, par examen autonome et équitable de l'offre idéologique, est au moins aussi risible que l'égalité des chances dans la compétition libérale. » « Le sujet politique advient en s’émancipant de l’électeur. » S’il évoque la « démocratie véritable, c'est qu'à dire le pouvoir de décision effectif de n'importe qui », il la conditionne à une réflexion sur le temps de travail, à une réorganisation égalitaire de la production du partage, à une « dislocation de l'ordre propriétaire » : « Un ordre social inégalitaire ne peut pas produire des citoyens égaux. » « La démocratie est une question sociale. Ce n'est pas l'avènement de la démocratie qui générera un ordre social égalitaire, mais l’inverse. »
Non seulement François Bégaudeau assume une position rarement défendue en public, mais il l’appuie de quelques arguments aussi pertinents que convaincants : voter est tout sauf un acte politique. Au contraire, agir, en dehors de l’isoloir, l’est. « La politique est illégaliste, est déloyale. Dans une société inique, le civisme est désobéissant. »
Ernest London
Le bibliothécaire-armurier
COMMENT S’OCCUPER UN DIMANCHE D’ÉLECTION
François Bégaudeau
122 pages – 14 euros
Éditions Divergences – Paris – Mars 2022
www.editionsdivergences.com/livre/comment-soccuper-un-dimanche-delection
Du même auteur :
HISTOIRE DE TA BÊTISE
Voir aussi :
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