Les luttes contemporaine se résument à « des résistances contre le libéralisme triomphant et l'extrême droite carnassière », d’une bien médiocre efficacité. Nicolas Bonanni propose d’échapper à cette position défensive et de retrouver enfin des perspectives. Il s’en prend à la fascination pour la technologie ainsi qu’à la centralité de l'État et des élections qui paralysent une partie des « socialistes », des partisans de la socialisation des moyens de production.
En mars 2020, un article du Monde diplomatique soutient que les grandes entreprises transnationales et leur organisation du travail rationalisée et informatisée seraient la matrice d’une société socialiste. Il suffirait de les nationaliser. Ainsi le capitalisme serait le « cheval de Troie » du socialisme. Cette idée de la réduction du socialisme à une simple planification du capitalisme, est fort répandue dans les imaginaires de gauche, imprégnés de théories marxistes. L’auteur explique l’origine de cette croyance. « Un siècle après la Révolution d'Octobre, une partie du camp anticapitaliste fonde son engagement sur un marxisme suranné et réducteur, sans avoir tiré de leçon de l'industrialisation forcenée du XXe siècle, et persévère dans la même fascination pour la technologie et la planification. » Force est de constater que le marxisme a péché par excès d’optimisme à propos des « effets de seuil » : au lieu qu’un changement de nature, une transformation radicale se produisent passé un certain stade, toute logique, toute institution devient folle et se retourne contre elle-même, comme l’a analysé Ivan Illich.
La technique est un « procédé permettant de mettre en oeuvre des moyens en vue d’une fin ». Simples ou complexes, les techniques peuvent se combiner en systèmes techniques liés à des ensembles économiques, sociaux et politiques qui conditionnent les usages possibles des instruments et, en ce sens, ne sont jamais neutres. La technologie est « un moment historique particulier », « un stade du développement de la technique où celle-ci se confond avec la science, où le savoir théorique domine la sensibilité et l’habitude de travail », qui place l’utilisateur final en position de « consommateur passif ». « Entre techniques et technologie, il y a un saut qualitatif, le passage d’un seuil. » La mondialisation des échanges et l’automatisation du travail ont poussé la division de celui-ci jusqu’au triomphe de la rationalité instrumentale.
Les bouleversements technologiques survenus au XXe siècle et « la division du travail ultra-poussée » ont permis des gains de productivités et un confort inédits. « Ce “confort“ matériel (en fait la possibilité de ne pas penser les conséquences de nos actes) explique peut-être pourquoi nous nous sommes laissés piéger dans cette situation, mais se double d'une perte de pouvoir sur nos vies, un sentiment de ne plus rien maîtriser. » Günther Anders qualifiait dès 1956 de « décalage prométhéen » cette incapacité à se représenter l’origine des produits que nous consommons et à en saisir toutes les conséquences. « La question du sens se pose avec acuité dans le cadre du travail salarié, dans presque tous les métiers et presque toutes les entreprises. Pour quoi travaille-t-on, à part pour le salaire, pour payer les factures et pouvoir un peu partir en vacances ? Quel est le sens de notre activité ? Plus grand monde n'est capable de répondre à cette question ? »
« Il faut donc nous défaire de la croyance “progressiste“ selon laquelle le développement technique serait tracé d'avance et l’âge technologique par nature positif. Mais une fois cela acquis, suffit-il de simplement renverser la croyance pour y voir clair ? » Si les technologies égalisent les conditions d'utilisation et nécessitent la « coopération » de beaucoup de monde, elles renforcent le pouvoir des experts et des bénéficiaires des gains de productivité, éloignent les utilisateurs des conditions de production, ne leur laissant « en guide de liberté que celle du consommateur » en les dépossédant de leur autonomie. « La socialisation des moyens de production, c'est aussi – surtout ? – la socialisation de la réflexion sur les moyens de production que nous souhaitons utiliser. » « Le capitalisme ne construit pas le communisme. »
Nicolas Bonanni affirme que l’émancipation doit se penser avec le monde, avec la nature, plutôt que contre, comme le professe le dualisme cartésien, sous forme de compagnonnage, plutôt que de rupture, de domination ou de soumission.
Le paradoxe de l’analyse matérialiste historique de Marx est que, bien que fondamentalement immanentiste, ses descriptions insistent fortement sur une force transcendante : la technique, le véritable moteur de l’Histoire. Les sociétés seraient déterminées par le stade de développement de l’économie auquel elles se trouvent, sans pouvoir s’affranchirent d’une progression dictée par le progrès technique. Si l’on considère que c’est l’appareil de production qui est nuisible, et non pas seulement sa propriété, il devient nécessaire d’envisager son démantèlement et de rechercher à desserrer l'emprise du capitalisme. L’auteur rappelle qu’au début du XXe siècle le mouvement socialiste était partagée entre les partisans d'une révolution sociale, refusant les réformes sociales et cherchant à abattre l’État, et les disciples de Karl Marx, adeptes du parlementarisme, de la conquête de l'État et de l'association des salariés à la prospérité capitaliste. « À partir de la Première Guerre mondiale, le gros du mouvement socialiste – et de la classe ouvrière – avait choisi son camp. Depuis, il demande au capitalisme de “tenir ses promesses“, d'être un capitalisme “juste et honnête“ (version sociale-démocrate). Et, si le capitalisme s’en montre incapable, il est partisan d'établir un État ouvrier tenant les promesses du capitalisme à sa place (version communiste). » « Au fil du XXe siècle, toute la classe ouvrière occidentale a été achetée au moyen du confort technologique. » Continuer à revendiquer aujourd’hui le partage des gains de productivité, c'est croire possible la poursuite de la croissance à l’infini. Les « Trente glorieuses », avec ses taux de croissance annuels supérieurs à 5%, non pas été frugales d'un point de vue environnemental. « Ces trois décennies furent une anomalie historique dont on touche les limites matérielles et dont on commence à payer le prix environnemental. L’économie occidentale – et les conquêtes sociales – étaient sous perfusion, au détriment de l'environnement et du reste du monde. » « Au vu de son impact environnemental, il est évident que l’économie occidentale du XXe siècle ne peut constituer un modèle généralisable, ni même reproductible. »
Le socialisme, qu'il recherche la planification ou l’autogestion directe des moyens de production et la fédération des producteurs, repose sur une société administrée et rationalisée, une production de masse et une confiance dans les institutions bureaucratiques supposées capables de garantir l’égalité entre individus alors même qu’elle les dépossède de leur autonomie.
Nicolas Bonanni présente également les interprétations hétérodoxes de Marx, depuis l'École de Francfort jusqu'à John Holloway, en passant par Simone Weil, Georges Orwell, Günther Anders, les situationnistes et l’ Encyclopédie des Nuisances, qui critiquèrent la société de masse, l'industrie culturelle et la montée des idéologies totalitaires. Il signale l’émergence, ces vingt dernières années, d'un large mouvement extraparlementaire, minoritaire mais très dynamique. Cependant, bien souvent, nombre de « pas de côté » sont rapidement menacés d’être dépolitisés, transformés en « alternatives » inoffensives ou récupérés par une petite bourgeoisie. « Toute forme de contestation qui ne renverserait pas le système est voué à devenir tôt ou tard un nouveau marché de niche ou de distinction. » La tension éthique/politique entre désertion et contestation ne doit pas se régler par la liquidation d'un des deux pôles. L’anarchisme, dans sa diversité, permet d'envisager d'autres façons de faire de la politique, par son « refus de séparer la fin et les moyens » et grâce à ses « outils » comme l'action directe, l’autogestion, le mandat impératif, le fédéralisme, le « refus de parvenir ». Les structures collectives ne sont plus là pour empêcher mais pour « faire jouer ensemble des volontés individuelles, sans les opposer », pour « constituer des organes de discussion et de délibération qui permettent de maîtriser collectivement notre destin », pour permettre à des institutions de tailles différentes de s’organiser pour gérer en commun des questions qui concernent tout le monde, au lieu d’en laisser le monopole à des structures étatiques verticales.
En conclusion, Nicolas Bonanni propose de revenir à l'idéal des « Lumières radicales », celles qui revendiquaient une volonté d'autonomie et d’auto-limitation, au contraire du progressisme transcendantal. Il prône une alliance des critiques sociale et culturelle pour sortir de la dépolitisation des moyens. Isolée la première ne produit que du réformisme et la seconde que du romantisme. Alliées elles peuvent remettre les forces contestataires dans la direction de l’égalité, de la liberté, de la dignité, de l’autonomie, de la coopération, avec un projet social compatible avec notre planète. Déjà, « à la convergence du marxisme hétérodoxe, de l'écologie et du mouvement autonome, des luttes inspirées par l'anarchisme tâchent de mettre à jour l'anticapitalisme et d’en faire une théorie adaptée aux problèmes actuels ». Pour saisir les possibilités révolutionnaires offertes par notre époque, « il faut remettre en cause la certitude et inventer les voies d’un anticapitalisme en prise avec son temps ».
Ce texte pointe sans doute avec justesse les deux croyances les plus paralysantes pour le mouvement social : dans le progrès et dans l’État. Nicolas Bonanni parvient à identifier avec beaucoup de respect et de pédagogie les impasses dans lesquelles s’acharnent depuis trop longtemps bien des réformistes et des révolutionnaires, à présenter synthétiquement des arguments qui dessinent une perspective crédible.
Ernest London
Le bibliothécaire-armurier
QUE DÉFAIRE ?
Pour retrouver des perspectives révolutionnaires
Nicolas Bonanni
112 pages – 6 euros
Éditions Le Monde à l’envers – Grenoble – Avril 2022
www.lemondealenvers.lautre.net/livres/que_defaire.html
Du même auteur :
L’AMOUR À TROIS : Alain Soral, Éric Zemmour, Alain de Benoist
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