13 juin 2022

APOPHTEGMES SUR LE MARXISME

Marx a développé une vive et virulente négation de l’État, mais le marxisme « assimilé par la superstructure » a cessé d’opérer comme force destructrice. Autant la méthode dialectique n’est pas aisée à transmettre, autant l’idée que seule l’organisation des ouvriers est à même de renverser le système capitaliste, est facile à assimiler, aussi parce qu’elle appartient déjà au sens commun. Aussi, toute critique, dénonciation ou étude contribuent au renforcement de « l’Ordre en vigueur », tant les idées de Marx sont déjà assimilées à la Réalité ou à l’Histoire. Agustín García Calvo entreprend toutefois de montrer comment les fourvoiements de la pensée de Marx, et surtout des marxistes, aboutirent à l’instauration d’un État on ne peut plus puissant et oppressif. Il s’emploie à mettre en évidence ce qui demeure subversif dans les méthodes et les paroles de Marx.

Il rappelle que la dialectique est « l’habitude ingénue de la logique humaine d’effectuer un retour sur elle-même », qui permit de vaincre le subterfuge de l’État « de distinguer comme deux choses bien différentes la langue et la Réalité ». Ainsi, « le Travail prétend continuer à tirer son essence de la relation du travailleur avec la chose qu’il travaille, celle qu’il fait être et qui le fait être. Mais en réalité le Travail n'a aucun sens en soi, ce n'est pas une relation vive, dès lors qu'il est lui-même une chose, objet des opérations économiques qui lui donnent son être (social) de marchandise. » L’homme lui-même doit se « mettre en vente », se « convertir en Être économique », en « Travail-marchandise », mesuré à l’aide du Temps. De son côté, l’Argent cesse d’être une chose inerte en se convertissant en Capital, en « Argent vivant » : il croit, s’unit avec ses semblables, se reproduit, etc. « Il hérite de tous les traits de subjectivité que les travailleurs lui ont cédés. » Agustín García Calvo dévoile ainsi « la vanité de l'opposition entre Chose et Homme ».

De la même façon, il démontre que le terme « Matérialisme » est employé dans les écrits de Marx, pour désigner une « Matière » soumise aux lois économiques ou sociales. Ce sont-elles, bien que de nature légale, psychique, sociale, juridique, verbale, qui oppriment et frappent. Cette conception matérialiste s’est développée en réaction à l’idéologie idéaliste, comme antithèse de l’Esprit. Mais si la négation de l'Esprit le réduit théoriquement en matière, l'affirmation de la matière la convertit réellement en Idée. La Science positive, la Physique, l'Économie accomplirent alors les fonctions de Religion, notamment celles d’être l’opium du peuple. Par conséquent, Agustín García Calvo soutient que « toute théorie matérialiste devra être rejetée fermement en tant qu'idéaliste et héritière des tromperies et tyrannies de la Religion ».

Le terme « Histoire », né pour désigner « l’investigation sur les faits humains et leur narration », s’emploie également pour nommer les faits eux-mêmes. Le Temps est l’ « extension linéaire sur laquelle les souvenirs et les espérances (ou expectatives) occupent des positions symétriques par rapport à axe ». « Le Temps est le nom de la Réalité en vigueur ». Son acceptation est incompatible avec toute aspiration révolutionnaire, toute inspiration négatrice de l’État. Soutenir le Temps, c'est soutenir le Capital : la révolution à l'intérieur de l'Histoire ne peut être qu'un processus contribuant à l'évolution de la Société, à sa subsistance. Les marxistes, autant adeptes du Progrès que les capitalistes, adoptent cette vision historique des faits imposée par la Société. Avec la disparition du Travail, des journées de travail et des fins de semaine, disparaitra « la conception linéaire du Temps et la réalité du Temps lui-même avec toute la métaphysique qui l’accompagne ». Car gagner des heures sur le travail pour le loisir ne résout pas l'antithèse travail/loisir, mais rend le loisir laborieux. « Si le Futur n'est pas écrit, le passé n'est pas fait. L’Histoire n'a nulle raison de ne pas être altérable […], puisque la vision historique est un idéalisme. » « La lutte des misérables de la terre n'est pas pour un Après qui réparerait un Avant (comme dans les bons temps de la Religion), mais pour l'annihilation du Toujours. »

Agustín García Calvo dénonce ensuite l'adoption par les marxistes du lieu commun de la valorisation positive du Travail. « Qu'il suffise ici de dénoncer l’abus terminologique lui-même sur lequel la tromperie s’appuie : ne connaissant d'autre travail que le Travail (c'est à dire cette activité privée de sens en tant qu’activité puisqu'elle est destinée, par sa propre vente, à être objet), le Travail de la malédiction de Jéhovah, on veut désigner par ce même nom toute activités possible des hommes ; ce par quoi l'on contribue effectivement à ce qu'il n'y ait aucune autre activité possible que le Travail. » Il rappelle que Marx avait expliqué comment le Capital agit sur la consommation, en mettant « en rendement le temps du consommateur, également à son service », regrette qu'on n'ait retenu que ses analyses de la production, et suggère qu’un second Capital soit consacré à une étude du Loisir, afin de « tenailler le monstre de l'exploitation humaine ». L'auteur s'en prend ensuite au concept de lutte des classes comme mécanisme de l’Histoire, « schéma sacré » basé sur une juste observation mais devenu dogme « par la congélation en réalités historiques générales d'une modalité de classes opprimées et oppressives propre à une situation historique, par la généralisation “des classes“ en “les Classes“ ». L'extension de la théorie passait par la généralisation mécanique de sa conception première, subordonnant la révolution à la Nation : tous les peuples devant passer par un état similaire à celui de l'Angleterre de 1850.
L'auteur montre également la (con)fusion entre l'État et le Capital, et décrit les nouvelles modalités d’oppression des nouvelles formes du capitalisme, avec une vieille bourgeoisie réduite au service bureaucratique : « Ce qui est irritant dans cette nouvelle modalité de l’exploitation, c’est qu’alors l'ordonnancement des classes perd un tant soit peu de sa netteté d’oppositions, se réduisant à la structure graduelle des échelons hiérarchiques ; et cette tactique est peut-être la principale astuce de l'Argent. Mais bien que déterminer des limites soit difficile, il ne faut pas nier pour autant la présence même de l'oppression : entre “ceux qui commandent plus qu'ils ne servent et ceux qui servent plus qui ne commandent“. » « L'État n'est pas l'héritier des déshérités : il est l'héritier des banquiers ; et celui qui hérite, hérite de tout. »
Par ailleurs la lutte des classes s’est partiellement déplacée à l’intérieur de l’individu, le désintégrant : « exploiteur le Samedi et exploité le Lundi ».

Toujours aussi limpide, Agustín García Calvo dénonce un certain nombre d’erreurs du marxisme, le rendant extrêmement actuel et subversif.


Ernest London
Le bibliothécaire-armurier


 

APOPHTEGMES SUR LE MARXISME
Suivi de ÉTAT ET CAPITAL VOUS INVITENT À LEUR MARIAGE et de APRÈS LA FIN DE L’HISTOIRE
Agustín García Calvo
Présenté par Luis Andrés Bedlow et Anselm Jappe
Traduction de l’espagnol par Manuel Martinez avec la collaboration de Marjolaine François
192 pages – 12 euros
Éditions Crise et critique – Collection « Au coeur des ténèbres » – Albi – Février 2022
www.editions-crise-et-critique.fr/ouvrage/apophtegmes-sur-le-marxisme/
Titre original : Apotegmas sobre el marxismo, Paris, Ruedo Ibérico, 1970

 

Du même auteur : 

HISTOIRE CONTRE TRADITION. TRADITION CONTRE HISTOIRE

QU’EST-CE QUE L’ÉTAT ?

LA SOCIÉTÉ DU BIEN-ÊTRE

 

 

 

1 commentaire:

  1. Comment une théorie erronée peut-elle être actuelle et subversive ? Pas de dialectique, pas de matérialisme, pas de travail, pas d'histoire, pas de progrès ! Un marxisme assimilé par la superstructure ? Raymond Aron ou Jacques Attali ?

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