20 novembre 2022

UNE JOURNÉE FASCISTE

Le 24 avril 1933, des habitants de Saint-Paul de Vence, emmenés par leur maire, proche des Jeunesse patriotes, menacent d’envahir l’école publique dans laquelle enseigne Célestin Freinet, sali par une campagne de diffamation. L’historienne Laurence De Cock a enquêté sur cette journée, emblématique des luttes sociales face aux périls fascistes dans l’entre-deux-guerres, et de la répression subie par les enseignants et les syndicalistes.

Elle revient tout d’abord sur le déroulement de cet assaut prémédité, les accusations contre l’instituteur et sa pédagogie, l’inaction des autorités policières et académiques pour empêcher des affrontements prévisibles, comme en témoigne la correspondance au sein de l’administration qui manifeste une certaine inquiétude face à la contestation de l’institution scolaire par des militants communistes soupçonnés de « placer l’instruction et l'éducation des enfants sous la tutelle de Moscou », et cherche une preuve formelle que les Freinet dérogent à leur devoir de neutralité et endoctrinent leurs élèves. L’inspecteur primaire signale par exemple que si les bienfaits des correspondances et l’encouragement aux « rédactions libres » figurent parmi les instructions officielles de 1923, ce maître sépare insuffisamment ses idéaux politiques de ceux de l’éducateur et semble préparer la lutte des classes. Il parle de maladresse, mais pour accélérer la prise de décision, le rapport de l'inspecteur d'académie au ministre de l'Éducation nationale abandonne toute nuance. L’affaire, d'abord rapportée par la presse locale, et aussitôt reprise par la presse nationale d’extrême droite très lue dans les années 1930. L'Action française lui consacrent quarante-deux articles, la plupart écrits par Charles Maurras, tandis que le soutien le plus élevé provient du quotidien L’Humanité.
Faute de pouvoir rester dans l’Éducation nationale, Élise et Célestin Freinet la quitteront pour créer, sur la base d’une souscription, une « école nouvelle » conçue comme un laboratoire en vue d'être reproduit : « une école de pauvre, une école prolétarienne ». Elle ouvre en octobre 1935 et à partir du mois de juin reçoit le soutien de Jean Zay, fraîchement nommé ministre du Front populaire.
Laurence De Cock redonne sa place à Élise qui a contribué elle-même à son effacement pour installer Célestin dans la postérité comme un grand pédagogue. En vérité, « le couple Freinet forme un vrai binôme ». De la même façon, elle a présenté la naissance de sa pensée comme le produit d'un pragmatisme professionnel dénué de toute idéologie, passant sous silence ses propres pratiques. L’historienne a retrouvé les premiers rapports d’inspection de l’enseignant, ses premiers articles, dès 1920, dans L’École émancipée, revue du courant syndicaliste révolutionnaire, preuves de sa grande politisation. À cette époque, il visite des écoles libertaires d’Hambourg et participe à des congrès. Enfin, la « pédagogie Freinet » n'est pas un « produit fini », mais bel et bien « une historicité de leur pensée et de leur pratique pédagogiques, faite de tâtonnement, de virages, de bouffées d'orgueil et d’incertitudes » : « La pédagogie des Freinet n'est pas que théorique. Elle se construit par enlacements permanents entre expériences, pratiques et réflexivité. Elle n'est pas non plus l'apanage d’un ou deux individus mais bel et bien un système, au sein d'un réseau de plus en plus étoffé d'instituteurs et institutrices réunis par un engagement commun pour une pédagogie populaire au sein d'un projet de transformation sociale révolutionnaire. » Influences, techniques et évolutions sont largement évoquées, la dimension révolutionnaire dépeinte : « Pauvres au milieu des pauvres et éduquant les fils de pauvres, nous devrions mettre notre ascendant moral, notre dévouement, notre savoir au service des riches exploiteurs ? Mutilés haïssant la guerre que nous avons faite avec notre peau, il nous faudrait justifier à nouveau le brigandage capitaliste. Il nous faudrait mentir sans cesse à nos élèves, leur inculquer une morale éminemment contestable, qui n'a aucun rapport avec la véritable morale que nous pratiquons et enseignons. Ce qu'on voudrait, nous le voyons bien et nous le savons. Ce serait que nous continuions le bourrage immoral et antipédagogique qui prépare non des hommes mais des serviteurs dociles d'un régime : on voudrait nous obliger, nous les éducateurs prolétariens, à faire pratiquer sans réserve l'école de classe bourgeoise. À cela nous répondons : non ! »

Laurence De Cock retrace avec brio le parcours de ce couple de pédagogues en proie à « l’autoritarisme des ministères et des rectorats », évocation d'autant plus criante aujourd’hui que « la confusion entre endoctrinement et apprentissage d'un esprit critique reste volontairement entretenue par les autorités, arc-boutées sur une vision conservatrice, voire réactionnaire, et surtout élitiste de l'éducation publique ».

Ernest London
Le bibliothécaire-armurier


 

UNE JOURNÉE FASCISTE
Célestin et Élise Freinet, pédagogues et militants
Laurence De Cock
224 pages – 19 euros
Éditions Agone – Collection « Mémoires sociales » – Marseille – Novembre 2022
agone.org/livres/une-journee-fasciste

 

Du même auteur :

ÉCOLE

DANS LA CLASSE DE L’HOMME BLANC



Voir aussi :

ÉLISE ET CÉLESTIN FREINET



Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire