13 juillet 2023

LA PEUR

Dartemont Jean, un mètre soixante-douze, soixante-sept kilos, dix-neuf ans. Même s’il ne pensait pas « qu’il y eût de la grandeur à plonger une arme dans le ventre d’un homme », il a accepté cette consigne, comme « vingt millions d’imbéciles » qu’on avait « persuadés que tel était leur devoir ». « Qui a peur ? Personne ! Personne encore… Vingt millions d’hommes, que cinquante millions de femmes ont couverts de fleurs et de baisers, se hâtent vers la gloire, avec des chansons nationales qu’ils chantent à pleins poumons. Les esprits sont bien dopés. La guerre est en bonne voie. Les hommes d’État peuvent être fiers ! » Contre ses convictions mais de son plein gré, par curiosité, il se présente au conseil de révision en décembre 1914, commençant à craindre « qu’elle se terminât sans [qu’il y fût] allé ».
Gabriel Chevallier (1895-1969), auteur du fameux Clochemerle, consacre l’auto-fiction qu’il tire de son expérience au front, à la peur, cette grande absente des « livres de guerre ». Non pas seulement celle de ses camarades, mais la sienne.
Il raconte la « mascarade » du premier mois de service, l’état militaire, « de tous les états celui où l’esprit a le moins à s’employer », la désillusion de l’arrivée « dans le cercle enchanté », le pullulement des poux qui prospèrent sur son corps, son affectation à une unité combattante et la montée en ligne, début septembre, les premiers tirs essuyés puis la première offensive : « la guerre cessait d’être un jeu… » « La panique nous botta les fesses. Nous franchîmes comme des tigres les trous d'obus fumant, dont les lèvres étaient des blessés, nous franchîmes les appels de nos frères, ces appels sortis des entrailles et qui touchent aux entrailles, nous franchîmes la pitié, l'honneur, la honte, nous rejetâmes tout ce qui est sentiment, tout ce qui élève l'homme, prétendent les moralistes – ces imposteurs qui ne sont pas sous les bombardements et exaltent le courage ! Nous fûmes lâches, le sachant, et ne pouvant être que cela. Le corps gouvernait, la peur commandait. » « La peur n'est pas honteuse : elle est la répulsion de notre corps, devant ce pour quoi il n'est pas fait. » Enfin, il fait connaissance avec « cette boucherie » : « On nous fait tuer bêtement ! » Puis vient la blessure, l’évacuation, l’hôpital.

Sa découverte de la hiérarchie le révolte : « Quand on a tâté des mitrailleuses en rase campagne, on ne ramène pas ses os devant ses engins pour le plaisir… Soyez assurées que si les généraux faisaient partie des vagues d'assaut, on n‘attaquerait pas à la légère. Mais voilà, ils ont découvert l'échelonnement en profondeur, les bons vieillards agressifs ! C'est la plus belle découverte des états-majors ! », explique-t-‘il aux infirmières. Il en comprend les mécanismes et les travers : « La notion du devoir varie selon les échelons, les grades et les dangers. Entre soldats, elle se ramène à une simple solidarité d'homme à homme, dans le trou d’obus ou la tranchée, une solidarité qui n'envisage pas l'ensemble ni le but des opérations, ne s'inspire pas de ce qu'on est convenu d'appeler l'idéal, mais des nécessités du moment. Telle, elle suscite des dévouements et des hommes risquent leur vie pour secourir des camarades. À mesure qu'on retourne vers l'arrière, la notion du devoir se sépare du risque. Dans les grades très élevés, elle devient toute théorique, pur jeu de l'intelligence. Elle s’allie au souci des responsabilités, de la réputation et de l'avancement, elle confond le succès personnel avec le succès national, qui s'opposent chez le combattant. Elle s'exerce autant contre les subordonnés que contre l'ennemi. Une certaine compréhension du devoir, chez les hommes tout-puissants, dont aucune sensibilité ne tempère les doctrines, peut entraîner des abus odieux, tant militaires que disciplinaires. » Et sa curiosité naïve vire au dégoût le plus profond : « Les hommes sont bêtes et ignorants. De là vient leur misère. Au lieu de réfléchir, il croit ce qu'on leur raconte, ce qu'on leur enseigne. Ils se choisissent des chefs et des maîtres sans les juger, avec un goût funeste pour l’esclavage. Les hommes sont des moutons. Ce qui rend possibles les armées et les guerres. Ils meurent victimes de leur stupide docilité. »
Le patriotisme, le courage, l’héroïsme et autres idéaux sont traités à l’avenant : « Voulez-vous réfléchir à ce qu'est la patrie ? Ni plus ni moins qu'une réunion d'actionnaires, qu'une forme de la propriété, esprit bourgeois et vanité. » Un prêtre essaie de lui apporter son soutien :
« - La plus grand faute aux yeux de l’Église et des hommes, est de tuer son semblable. Et aujourd’hui l’Église me commande de tuer mes frères.
- Ils sont les ennemis de la Patrie.
- Ils sont cependant les fils du même Dieu. Et Dieu, ce père, préside à la lutte fratricide de ses propres enfants, et les victoires des deux camps, les Te Deum des deux armées lui sont également agréables. Et vous, juste, vous le priez pour qu’il ruine d’autres justes. Comment voulez-vous que je m’y reconnaisse ? »
Lorsqu'il retourne dans sa famille à l'occasion d'une permission, l'incompréhension est totale. Il raconte aussi les blessures volontaires « pour se tirer du front » (« À leur sens, la suprême injustice est que l'on dispose de leur vie sans les consulter, qu'on les ait amené ici avec des mensonges. Cette injustice légalisée rend caduque toutes les morales et ils estiment que les conventions édictée par les gens de l'arrière, en ce qui concerne l'honneur, le courage, la beauté d'une attitude, ne peuvent les concerner, eux, gens de l'avant. »), les désertions, l’hiver dans les trachées, le Chemin des Dames et les « anciens » qui lui rapportent l’offensive Nivelle (« On marchait dans la viande… »), les terribles coliques qui le rongent, l’obligeant à sortir de l’abri, sous les torpilles,…

Gabriel Chevallier livre un témoignage de première main, à la fois saisissant, sans fard et d’une sincérité poignante.

Ernest London
Le bibliothécaire-armurier


LA PEUR
Gabriel Chevallier
352 pages – 22 euros
Éditions Le Dilettante – Paris – ? 2008
www.ledilettante.com/product/la-peur/
Première édition : Éditions Stock – 1930.

 

Voir aussi :

LE DERNIER HOMME

LE BOUCHER DES HURLUS



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