9 juillet 2023

LA GUERRE CIVILE EN FRANCE, 1958-1962

Mai 1958 marque la fin de la IVe République et le retour du Général de Gaulle au pouvoir, à l’occasion d’une séquence insurrectionnelle largement refoulée, pourtant à l’origine de la Ve République que l’on situe de préférence dans le référendum de septembre, « le coup d'État devenant un sursaut démocratique ». L’historien américain Grey Anderson revient sur les quatre années de « guerre civile » et les mécanismes de leur occultation.

Après la défaite française à Dien-Bien-Phu, le 7 mai 1954, « le Valmy des peuples colonisés », selon le premier président de la République algérienne, Fehrat Abbas, « le sentiment qu'avait l’armée d'avoir été trahie allait hanter les dernières années du régime ». Le projet de création d'une armée européenne, le spectre du réarmement allemand formaient les thèmes centraux d'une vigoureuse campagne orchestrée par de Gaulle et son Rassemblement du peuple français (RPF), engagés dans une campagne d'agitation extraparlementaire contre la corruption du « système ». Les gaullistes s’attaquaient au « régime des partis » et appelaient à un « gouvernement de salut public ». En échange de l'assistance américaine, les gouvernements français devaient adopter la rhétorique de la guerre froide, croisade globale contre le communisme, ce qui excluait le maintien de l'empire colonial.
Tirant les leçons de la débâcle au Vietnam, l'armée française adopte la doctrine de la guerre révolutionnaire, imaginée par le colonel Charles Lacheroy, inspirée d'une stratégie mise au point par Mao Zedong.
En janvier 1955, Jacques Soustelle est nommé gouverneur général de l’Algérie. En Janvier, le gouvernement Faure instaure l'état d'urgence en Kabylie et dans les Aurès. « La notion de responsabilité collective permettait des représailles contre les civils ; de grands transferts de population entraînaient la formation de camp de concentration ; la torture était massive et systématique pour obtenir des renseignements. » En parallèle, des tentatives de réformes sociales étaient menées, pour contrer la demande d’indépendance.
Tout en présentant ce paysage politique, Grey Anderson relate mois après mois, les crises gouvernementales successives. Le 12 mars, les Pouvoirs spéciaux, accordés aux militaires, sont votés par le parlement. En octobre 1956, l'expédition Anglo-française autour du canal de Suez est interrompue sous la pression de Washington. La nomination de Raoul Salan au poste de commandant en chef en Algérie s’accompagne, fin 1956, d'une escalade dans la contre-guérilla. Les activistes pieds-noirs s’organisent en groupes paramilitaires « contre-terroristes ». « Pendant le printemps et l'été 1957, Massu et les parachutistes de la 10e DP démantelèrent les réseaux du FLN à Alger. Cette bataille d'Alger, où furent appliquer les principes de la guerre révolutionnaire et psychologique forgés par les théoriciens de l'armée, leur donnait une validation empirique qui allait en faire un modèle pour la suite. »

Armin Mohler, correspondant de Die Zeit à Paris, soutenait que « la France des années 1950 se situait au centre du fascisme international ». La droite n’avait nullement été discréditée par Vichy et la scène politique se caractérisait comme « un paysage de trahison ». À l’époque, on parlait du 13 mai 1958 comme d’un « 6 février qui a réussi ». Les militaires de métier, fortement politisés, souhaitaient voir s'installer « une autorité capable d'en finir avec les hésitations parlementaires et de donner une cohérence à l'effort national de guerre ». Ce jour là, toute activité cessa à 13 heures à Alger, sur le plateau des Glières. Des manifestants forcèrent l'enceinte du Gouvernement Général. Les généraux Massu, Salan et Allard décrétèrent la création d'un « Comité de salut public civil et militaire », présidé par Massu, exigeant la création d'un gouvernement de salut public à Paris, « seul capable de conserver l'Algérie partie intégrante de la métropole », suppliant de Gaulle de rompre le silence. Celui-ci fit une déclaration d'une « ambiguïté calculée », se déclarant « prêt à assumer les pouvoirs de la République ». Le gouvernement proclama l'état d'urgence sur le territoire métropolitain pour une durée de trois mois, mesure appuyée à l'Assemblée par le PCF, tandis que les gaullistes et les députés pro-Algérie française protestaient contre la mise en danger des libertés publiques. Il refusait de désavouer les généraux, au prétexte que les autorités légales de Paris leur avaient délégué leurs pouvoirs. Massu élabora un plan d’action sur Paris. Le 24, un bataillon de parachutistes occupa la préfecture d'Ajaccio et proclama un comité de salut public. D'autres sont autoproclamés dans le sud-ouest de la France. Habillement de Gaulle, qui a secrètement rencontré Guy Mollet, s’impose et prétend avoir entamé « le processus régulier nécessaire à l'établissement d'un gouvernement républicain capable d'assurer l'unité et l'indépendance du pays ». Les différentes forces politiques sont incapables de proposer une alternative. Le 1er juin, devant l'assemblée il réclame les pleins pouvoirs, la révision de la constitution, la suspension du Parlement dans la période intérimaire – qui lui accorde – et propose un ministère d'union nationale. Des tensions persistent avec l’armée qui réclame « l'abolition immédiate de tous les partis politiques ». Le philosophe Maurice Merleau-Ponty s’inquiète de la politique de terreur utilisée comme moyen de lutte à Alger et comme moyen de gouvernement dans la métropole. Des centaines de Comités de vigilance antifasciste émergent, essentiellement composés de communistes : les fractures idéologiques causées par la guerre froide ont fait voler en éclats « le socle d'un antifascisme synthétique ». Pourtant, le parti communiste ne cesse d'accorder des concessions au régime : soutien à l'extension de l'état d'urgence à la métropole, aux pouvoirs spéciaux, au projet de révision constitutionnelle. « Tandis qu'une partie de la classe capitaliste reste strictement attachée au maintien du système colonial, par l'escalade de la guerre en Afrique du Nord s’il le faut, une autre partie, plus progressiste, reconnaît que l'indépendance nationale est inévitable et prépare déjà la transition de la domination politique directe vers une domination économique indirecte. » L'armée poursuit la militarisation de l'administration des départements français d'Afrique du Nord, en remplaçant les préfets par des généraux. « Par ses origines et ses convictions, de Gaulle était un bonapartiste, un nationaliste autoritaire et son traditionalisme même le poussait dans une dérive “néofasciste“. » Les activistes de mai, soutenus par l'élite colonialiste, avaient déclenché « leur propre obsolescence » : le régime gaulliste, représentant « les fractions avancées du capital », ne pouvait s'acheminer que vers un règlement négocié de la guerre d'Algérie et des réformes intérieures.
La nouvelle constitution, dont la rédaction fut supervisée par Michel Debré, élargissait massivement le domaine de la régulation par décrets et restreignait la souveraineté parlementaire. Elle fut approuvée, en septembre 1958, par les quatre cinquièmes des électeurs français. Puis, dix jours après les élections législatives de novembre, un collège électoral composé de notables portait le Général à la Présidence de la République. Mitterrand déclare alors que « le pays a validé le coup d’État ».

Le récit de la suite des événements est tout aussi détaillé : déplacement dans le budget de l’armée de dépenses des frais liés au personnel vers les investissements dans l’armement et la recherche, manoeuvres politiques pour imposer la nécessité historique de l’indépendance de l’Algérie, non sans réticences de la part d’une partie du camp présidentiel, notamment du Premier ministre Michel Debré, attentats de l’OAS, la semaine des barricades à Alger, en janvier 1960, explosion de la première bombe atomique française en février, le soutien des « porteurs de valises » au FLN, la mise au banc des accusés de l’institution militaire (affaires Maurice Audin, Henri Alleg, Djamila Boupacha,…), le referendum du 8 janvier 61, sur l’autodétermination, les attentats et les meurtres qui se multiplient, les préparatifs de la tentative de putsch du 21 avril, sous le commandement militaire de Challe, soutenu par Salan, réfugié à San Sebastian, entrainant l’adoption de l’État d’urgence, le procès des putschistes, la répression prudente contre les activistes, sauvage contre ceux qui soutiennent l’indépendance, avec de véritables opérations de terreur et de représailles collectives à l'automne 61, les accords d'Évian approuvés par 91 % des électeurs français le 8 avril 1962, le procès de Salan au verdict clément.

En juin 1962, de Gaulle s’adresse une nouvelle fois à la nation. « C'était là un récit stupéfiant. D'un seul mouvement, de Gaulle faisait de la capitulation devant le FLN une victoire française et présentait son retour au pouvoir, mené sous la menace d'un coup d'état militaire organisé de connivence avec lui et coordonné par ses plus proches les associés, comme l'échec d’une “entreprise de subversion“. Non seulement le régime se trouvait dissocié de ses origines dans les rues d'Alger, mais il se définissait explicitement contre elles. » Avec cet essai, Grey Anderson montre comment « le régime de la France actuel reste profondément marqué par les troubles de ses débuts. Une mécanique constitutionnelle antidémocratique, une présidence autoritaire et une politique étrangère militariste – flagrante dans le pré carré africain postcolonial – sont parmi les legs les plus évidents de la ”transition” de 1958 ». En ces temps où certains généraux se déclarent toujours enclins à la tentation putschiste, une lecture impérative tant la nature des mécanismes constitutionnels de la Ve République est inhérente à ses origines.

Ernest London
Le bibliothécaire-armurier

 

LA GUERRE CIVILE EN FRANCE, 1958-1962
Du coup d’État gaulliste à la fin de l’OAS
Grey Anderson
Traduit de l’anglais par Éric Hazan
368 pages – 15 euros
La Fabrique éditions – Paris – Septembre 2018
lafabrique.fr/la-guerre-civile-en-france-1958-1962/

 

Voir aussi :
LA SEPTIÈME ARME : une autre histoire de la République


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