Complètement oublié aujourd’hui, Victor Rodde fut pourtant l’un des défenseurs de la cause du bien public et de la liberté de la presse les plus acharnés. Après plusieurs combats menés à Clermont-Ferrand, il monte à Paris en 1832 pour y fonder Le Bon Sens, le seul journal à diffusion nationale dans lequel des prolétaires pouvaient prendre la parole. Aussi, Camille Noé Marcoux entend « sauver la mémoire du citoyen Jean-François Victor Rodde ! »
Né au Puy-en-Velay en 1792, il part étudier à Clermont-Ferrand où il devient chef des bureaux du directeur des contributions directes et acquiert de solides connaissances en matière de comptabilité, de finances et d'économie. Pour répondre au monopole que détenait Le Journal du Puy-de-Dôme, soutien actif de la monarchie restaurée, il fonde L'Ami de la Charte : journal du Puy-de-Dôme, soucieux du respect de ce texte constitutionnel adopté en juin 1814, qui garantissait notamment les principaux acquis de la révolution française, dont la liberté de presse et d’expression. À 30 ans, il retrouve son indépendance en devenant agent d'affaires. Il crée l’Agence administrative, un établissement d’enregistrement des domestiques disponibles, des maisons, boutiques et appartements à louer, des immeubles mis en vente. Une décision arbitraire visant à le priver d’une adjudication obtenue dans les règles, l’oppose à la municipalité. Puis, il publie et distribue un libelle dénonçant la corruption d’un haut fonctionnaire du cadastre, qu'il accuse de s’être enrichi aux dépens de ses employés. Il sera cependant condamné pour « injure publique ».
Député de la Garde nationale de Clermont-Ferrand, il rencontre Louis-Philippe à Paris, fin août 1830, et lui raconte comment il a dirigé l’éviction du préfet du Puy-de-Dôme de la Préfecture. Il insiste pour que l'article 2 de la Charte, qui veut que tous les Français contribuent aux charges de l'État en proportion de leur fortune, soit respecté. Il est nommé receveur des finances de la sous-préfecture d’Ambert, publie ses réflexions sur la suppression des taxes indirectes et la mise en place d'un impôt direct plus juste, destitué en octobre.
Il s'installe à Paris au printemps 1832 et se lance dans une carrière de journaliste, en fondant « un journal qui va véritablement révolutionner le monde journalistique de l'époque : Le Bon Sens, journal populaire de l'opposition constitutionnelle », en veillant à ce qu'il soit le moins cher possible, et à toucher directement un lectorat issu des classes populaires et marginalisées de la société (ouvriers, artisans, jeunes et femmes) afin de participer à leur formation politique et morale. D'abord hebdomadaire, il paraîtra quotidiennement à partir de avril 1834, sera distribué dans les rues pour un puis deux sous, grâce a l'introduction massive de la publicité et à la souscription qui permet de le vendre à perte. Il se positionnera sur d’importants enjeux de société : la peine de mort, l'abolition de l'esclavage, l'accès à la culture pour les classes défavorisées, la condition et le combat des femmes, la corruption des élites, la justice, le droit fiscal et financier, les conditions de travail,… En décembre 1837, paraît dans ses colonnes, la lettre ouverte de Flora Tristan pour réclamer « le rétablissement du divorce », puis des extraits de son récit de voyage au Pérou, Pérégrinations d'une paria. En avril 1833, Victor Rodde dénonce le déficit record de plus de 6 millions de francs dans les caisses de l'État, engendrés par les malversations réalisées par le caissier général du Trésor public. Il soutient fermement les droits des ouvriers, en premier lieu desquels leur droit d’association, et réclame une réforme profonde du système électif dans plusieurs tribunes.
La rubrique originale et « résolument progressiste » : « Correspondance entre les ouvriers et le journal », devient rapidement « La Tribune des prolétaires », supplément mensuel de quatre pages vendu au même prix que le journal, « rédigé par des ouvriers eux-mêmes ».
« En préférant la tolérance d’“une sage liberté“ au sectarisme des partis, V. Rodde a toujours refusé toute étiquette politique, ne s'est affilié à aucune association ou société à caractère “patriotique“. […] Il ne s'est jamais risqué à se draper du nom de « républicain“. » Il « s'attachait plus à instruire les travailleurs qu’à les pousser aux barricades ». Pendant plus de 23 mois, entre 1832 et 1834, il lutta personnellement contre les forces de police de Paris, entravant alors la publication de son journal, par des mesures vexatoires, répressives et arbitraires. En effet, selon la législation de la presse du début du XIXe siècle, les brochures, éditées par les journaux mais vendues séparément, ont un statut particulier. Or, le préfet Gisquet souhaite étendre l'impôt du timbre réservé aux journaux, aux brochures, sachant que la plupart de celles-ci véhiculent des idées républicaines farouchement hostiles à la nouvelle monarchie. Il publie des décrets en octobre 1832 exigeant des commissaires des 48 quartiers de la capitale l'interdiction par refus de visa de tout imprimé quel qu'il soit qui n'ait été soumis à la fiscalité du timbre, la saisi des exemplaires qui se vendraient sans cette formalité (à laquelle les brochures ne sont donc pas légalement soumises). Les crieurs du Bon Sens sont arrêtés, leurs exemplaires confisqués et, alors que la plupart des décisions de justice lui donnent tort, le préfet persiste dans ses actes arbitraires. Le 8 octobre, Victor Rodde adresse une lettre ouverte à tous les rédacteurs des journaux indépendants de la capitale, leur annonçant sa détermination à se rendre le dimanche 13 octobre, à 14 heures précises, place de la Bourse, pour distribuer en personnes les brochures et les suppléments de son journal, saisis illégalement. Cet événement, aujourd’hui complètement oublié, apparaît comme « l'un des plus important dans la longue histoire des nombreux combat pour la liberté de la presse ». Huit à dix mille personnes se rassemblent ce jour-là, pacifiquement et sans heurts avec les forces de l’ordre. Plus de 50 000 exemplaires de divers imprimés sont écoulés. Pourtant, après quelques jours d’accalmie, les actes arbitraires recommencent, puis une loi rend légaux les arrêtés du préfet, interdisant, en outre, de crier les journaux sur la voie publique. Dès lors, les procédures vont se multiplier à propos des limites qu’entendent appliquer les commissaires (ventes sous un porche, sur un étalage, etc). Début avril 1934, Le Bon Sens modifie son sous-tire : « La voix du peuple est la voix de Dieu » laisse place à la devise « Le Peuple, c’est la nation moins quelques privilégiés ». L’autoritarisme du pouvoir ne sera pas parvenu à tuer le journal, mais aura, au contraire, renforcé ses assises financières grâce à un nombre sans cesse accru de lecteurs. À la mort brutale de Victor Rodde, à l’âge de 43 ans, au printemps 1835, c’est son co-rédacteur en chef Louis Blanc qui lui succède. Mais les propriétaires entendent revoir la ligne politique, ce qui va entrainer sa rapide disparition.
Les éditions Plein chant, dont le catalogue trop méconnu mérite d’être découvert et exploré, s’attachent à mettre en lumière quelques illustres oubliés, dont la vie sinon l’oeuvre, ont marqué leur époque par leur engagement exemplaire. Camille Noé Marcoux revient sur celles de Victor Rodde, ardent défenseur de la liberté de la presse et fondateur du premier journal à donner la parole aux ouvriers.
Ernest London
Le bibliothécaire-armurier
VICTOR RODDE,
L’Enragé du Bon Sens (1792-1835) : Une vie de combat pour le bien public et la liberté de la presse
Camille Noé Marcoux
288 pages – 21 euros
Éditions Plein Chant – Collection « Gens singuliers » – Bassac (16) – Septembre 2018
www.pleinchant.fr/titres/Gensinguliers/VictorRodde.html
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