Professeur d’histoire contemporaine à l’université de Tel-Aviv, Shlomo Sand confronte les récits sur le « peuple juif » (l’exil après la destruction du Temple, la proscription de prosélytisme, etc) aux recherches archéologiques et historiques. Ce n’est qu’à partir du XIXe siècle que le temps biblique a été « confondu » avec le temps historique par les premiers sionistes. Il critique la politique identitaire d’Israël, « État juif » duquel sont exclus une grande partie de ses citoyens.
Passant au crible des nouvelles découvertes historiographiques la continuité de la descendance de l’ancien peuple juif, avec ses « mythes », il interroge l’origine et l’identité des juifs, la politique identitaire de l’État d’Israël.
FABRIQUER DES NATIONS.
Dans un chapitre introductif extrêmement dense, il explique comment furent « fabriquées les nations ». Alors que les gouvernants de « droit divin » veillaient avant tout à se faire craindre, ceux de « souveraineté populaire » cherchèrent à plaire à leur sujets. Longtemps, le terme « peuple » désignait des groupes spécifiques, puis, avec le développement des moyens de transport et de communication dans l'Europe occidentale du XVe siècle, des groupes linguistiques. Au XIXe siècle, se confondant avec celui de « race », il servit à l’élaboration des nations, en réadaptant des éléments culturels pour leur donner une unité historique, avec une apparence scientifique, servant de « pont entre le passé et le présent ». L’auteur affine sans cesse son exposé en se référant à différents auteurs qu’il est impossible de citer ici mais qui donnent toute sa richesse au débat, dans toute l’étendue de sa complexité. Ernest Gellner, par exemple, montra que « c’est le nationalisme qui crée les nations, et non pas le contraire ». Puis, dans les années 1920, Carlton Hayes compara la force de l’identité nationale à celle des grandes religions traditionnelles, et la puissance avec laquelle elle transcende les classes sociales. Hans Kohn, sioniste qui quitta, à la même époque, la Palestine mandataire pour les États-unis, élabora la théorie de la « dichotomie » qui distingue l’idéologie politico-civique des nations occidentales, unifiées sur la base de forces socio-politiques autochtones, sans intervention extérieur, de l’idéologie ethnico-organique des pays d’Europe de l’Est (à partir du Rhin), centrée sur un romantisme conservateur ou une mystique du sang et de la terre. Si elle ne résiste pas, aujourd’hui, à la critique, demeure juste l’intuition que des mythes ethnocentrismes, concentrés autour d’un groupe culturel et linguistique dominant, idolâtrés comme le peuple-race originel, sont à l’origine de toute nation « occidentale », même si un imaginaire de citoyenneté s’est élaboré dans les démocraties libérales, donnant plus de poids à la projection de l’avenir qu’au poids du passé. Shlomo Sand explique également comment la révolution de l'imprimerie porta atteinte au statut des langues sacrées et contribua à la propagation des idiomes administratifs étatiques, comment l'école devint un agent idéologique central, transformant les sujets en citoyens, c'est-à-dire en individus conscients de leur appartenance nationale.
« MYTHISTOIRE » :
À la fin du 1er siècle après J.-C., Flavius Josèphe tenta de reconstituer dans ses Antiquités judaïques, l’histoire globale des « Judéens », reprenant les épisodes bibliques puis, seulement pour la période postérieure, sur des sources plus laïques. Ce n’est qu’au XIXe siècle que le théologien Huguenot Jacques Basnage reprend ce travail. Loin d’affirmer une continuité entre les anciens Hébreux et les communautés juives de son époque, il considère que les « Fils de Israël » englobent autant les chrétiens que les juifs. Puis au XIXe siècle, l'historien juif allemand Isaac Markus Jost propose une histoire en neuf tomes, qui ne commence pas par la conversion d'Abraham, ni par la remise de la Torah sur le mont Sinaï, mais par le retour de Babylone vers Sion. L'auteur s'attache à persuader ses lecteurs que malgré leur foi spécifique, les « Israélites » ont toujours fait partie intégrante des peuples auxquels ils se sont mêlés. Pourtant, dès le second volume, paru en 1832, il reconsidère la Bible comme source légitime. « Pour la plus grande partie du public cultivé d’Europe centrale et occidentale, héritier des Lumières, le judaïsme constituait une communauté religieuse, et certainement pas un peuple nomade ou une nationalité étrangère. Les rabbins et les religieux traditionalistes, c’est-à-dire les intellectuels “organiques“ des communautés juives, n’avaient pas, jusqu’à présent, éprouvé le besoin de se fonder sur l’histoire pour renforcer une identité qui, pendant des siècles, leur avait semblé couler de source. » Ce n’est qu’à partir des années 1850, avec les premiers volumes de l’Histoire des Juifs depuis les temps anciens jusqu’à nos jours d’Heinrich Graetz, qu’un récit unitaire s’attache à créer un continuum historique pour « inventer le peuple juif ». « À l'image d'autres tendances “patriotiques“ de l'Europe du XIXe siècle, qui se tournaient vers un âge d’or fabuleux grâce auquel elles se forgeaient un passé théorique (la Grèce antique, la République romaine, les tribus teutoniques ou les gaulois) dans le but de prouver qu'elles n'étaient pas nées ex nihilo mais existaient depuis longtemps, les premiers tenants de l'idée d'une nation juive se tournèrent vers la lumière éclatante qui irradiait du mythologique royaume de David et dont la force fut conservé pendant des siècles au cœur des remparts de la foi religieuse. » Moses Hess publia, en 1862, Rome et Jérusalem, manifeste nationaliste, laïque par son contenu. Paru dans un contexte où l’arrogance européenne, encouragée par son rapide développement industriel et technologique, il contribue à encourager la perception d'une supériorité biologique et morale. Imprégné de la « théorie de la race », il défend l'idée que les Juifs constituent un groupe héréditaire différent, une race ancienne et persistante dont les origines se trouvent en Égypte. Une profonde querelle entre Graetz et l’historien allemand Heinrich von Treitschke, tous deux ethnocentrismes et partisans d’une conception « volkiste » de la nation, contribua à la cristallisation de la conscience nationale allemande, dans un contexte où « le sentiment d’insécurité économique immédiatement traduit en insécurité identitaire » favorisait l’antisémitisme, et prépara le terrain à l’idée d’une migration vers la Terre sainte. En 1882, l’érudit biblique Julius Wellheusen publia une étude remettant en cause la date d’écriture de l’Ancien Testament. Selon lui, « la création de la religion juive résultait d’un processus progressif », ce que Graetz, puis tous les historiens protectionnistes et sionistes, refusèrent toujours d’admettre. Doubnov, « héritier » de ce dernier, se prononçait en faveur de la création d’un espace autonome pour le peuple juif à l’endroit où il se trouvait, plutôt que pour une émigration en Palestine. Profondément laïque, il considérait, de façon très pragmatique, la foi religieuse comme instrument de la définition de l'identité nationale. En 1936, Yitzhak Baer, premier détenteur de la chaire d’histoire juive à l’université hébraïque nouvellement créée à Jérusalem, déclarait, dans un essai publié à Berlin, que « l'exil contrevient à l’ordre instauré par Dieu » et que la « Terre d’Israël » est le « lieu naturel » du peuple juif. Le département d'histoire du peuple d'Israël et de sociologie des juifs est distinct du département d'histoire, comme ce sera la règle dans toutes les universités israéliennes. Dès lors la Bible devint « une icône centrale dans l'élaboration de l'imaginaire national » qui permettra d’ « unifier l'existence de communautés religieuse variées, dispersées dans le monde entier, et l'autopersuasion quant au droit de propriété sur la terre ». Des recherches archéologiques furent entreprises pour défendre la thèse de la fiabilité du récit biblique. Les contradictions furent rapidement évincées par une argumentation sophistiquée, considérées comme « vestiges dissidents ». Cependant, sur les territoires conquis avec la guerre de 1967, de nombreuses découvertes confirmèrent que l’archéologie avait été « l'instrument au service aveugle d’un engagement idéologique national ». Elles mirent toutefois encore vingt ans pour être dévoilées. Les récits des patriarches furent remis en cause, puis celui de la sortie d’Égypte, de la conquête de Canaan (le premier génocide), du royaume d’Israël de l’époque de David et Salomon dont il n’existe aucune trace. De même que la pièce Jules César de Shakespeare nous en apprend plus sur l'Angleterre de la fin du XVIe siècle que sur la Rome antique, la Bible contient peu de connaissances sur l’époque qu'elle relate mais constitue un document sur l'époque de sa rédaction : c'est plus un discours théologique didactique qu’un livre d’histoire.
L’INVENTION DE L’EXIL :
Parce que l'expulsion d'un peuple, producteur des denrées agricoles sur lesquelles l'impôt était levé n’était pas rentable, les Romains ne l’ont jamais pratiquée. De plus, « il n'existe aucune trace, pas le moindre indice, d'une quelconque expulsion du pays de Judée, pas même dans la riche documentation que Rome nous a léguée. De-même, aucune découverte ne vient confirmer la formation de grands centres de réfugiés repliés sur les frontières de Judée, qui aurait dû se produire si la population avait pris la fuite en masse. » Au IIe et IIIe siècle de notre ère, le concept d'exil signifiait « soumission politique » et non pas « déracinement de son pays ». L'historien à l'université hébraïque de Jérusalem, Israël Jacob Yuval démontra que le mythe juif sur l'exil fut formalisé tardivement, au IVe siècle, à la suite du mythe chrétien sur l'expulsion des juifs en punition de la crucifixion de Jésus. Cependant, dans de nombreuses traditions, le concept d’exil avait un sens essentiellement métaphysique, ne désignant pas un lieu en dehors de la patrie mais « un état en dehors de la rédemption », « une sorte de catharsis de dévotion ». Confrontant et critiquant les travaux de différents historiens, Shlomo Sand revient sur les nombreuses communautés juives dispersées dans tout l’empire Romain et au pays des Parthes, avant la destruction du Second Temple, qu’il explique par la conversion, malgré l’idée profondément ancrée que la religion juive ne s’est jamais livrée au prosélytisme, plutôt que par la croissance démographique naturelle. « Tous les monothéismes recèlent un potentiel immanent d'esprit missionnaire. Alors que la tolérance caractérise le polythéisme, qui accepte la cohabitation avec d'autres dieux, le fait même de croire en un Dieu unique a pour corollaire la négation du pluralisme et incite les adeptes à propager le principe de l'unicité divine qu'il aurait propre. » À l ‘époque des Hasmonéens notamment, la civilisation grecque imprégna la culture du royaume de Judée et favorisa son déploiement autour du bassin méditerranéen. Puis, depuis Rome, la religion juive s’infiltra dans les régions d’Europe conquises, jusqu’aux territoires slaves et allemands. Et c’est l’essor puis le triomphe du christianisme qui mit un point final à la ferveur prédicatrice du judaïsme, jusqu’à vouloir l’effacer des annales. La politique identitaire qu’il adopta alors, était une condition de sa survie. Une grande partie des Juifs de Judée se convertit au christianisme à partir de 324 après J.-C., date à laquelle la province de Syria-Palestina passa sous protection chrétienne. Puis après la conquête arabe de la région, entre 638 et 643, malgré la grande tolérance à l’égard des autres monothéismes, les conversions à l’islam se multiplièrent, avant tout pour échapper aux taxes dont les musulmans étaient exemptés.
TROUS DE MÉMOIRE :
Shlomo Sand consacre ensuite un chapitre à des épisodes abandonnés par l’historiographie adoptée par l’éducation nationale en Israël : le grand royaume juif des Himyarites, les Puniques après la destruction de Carthage qui formèrent les tribus berbères, converties au judaïsme et qui s’opposèrent à la conquête derrière la reine Kahina (dont le nom est issue de la racine hébraïque « Cohen »), les fameux Khazars, à l’est de l’Europe, qui seraient à l’origine des Juifs d’Europe de l’Est, comme l’explique Arthur Koestler dans son ouvrage La Treizième tribu, paru en 1976. Si des recherches ont bien été entreprises sur le sujet tabou du royaume de Khazarie, le durcissement des cadres, de la définition des identités et du processus d’ethnicisation dans les années 1970, les stoppèrent, dans la crainte que la révélation que les colons juifs n’étaient pas les descendants directs des « fils d’Israël » ne remette en cause le droit à l'existence de l'État d’Israël. Or, celle-ci est fondée sur la législation internationale. L'origine mythologique justifie donc avant tout son expansion territoriale. « La rédaction des histoires nationales n'est pas destinée à découvrir des civilisations du passé ; son objectif principal, à ce jour, a consisté en l'élaboration de l'identité nationale et en son institutionnalisation politique dans le présent. »
UNE POLITIQUE IDENTITAIRE :
Malgré la promesse de la Déclaration d’indépendance de développer le pays « au bénéfice de tous ses habitants », le sionisme s’autodéfinit en adhérant à une identité non religieuse ou biologique, excluant toute possibilité d'intégration civique volontaire à la nation. Les historiens, on l’a vu, entreprirent de donner une histoire homogène à la « race » juive, aidés en cela par la biologie, sans pour autant envisager, initialement, un ségrégationniste raciste au sein de la nation. D’Ernest Renan, qui donna une conférence sur Le Judaïsme comme race et comme religion, à Karl Kautsky, « le pape du marxisme », en passant par Franz Bods, le « père de l’anthropologie américaine », et le démographe Maurice Fishberg qui publièrent deux études sur le domaine, tous concluent à l’absence de cohésion ethnique chez les juifs modernes. Mais la littérature anthropologique et génétique mettant en doute l'existence d'un peuple-race juif et s'opposant aux mécanismes de production idéologique de l'entreprise sioniste, était rarement traduite en hébreu, dès les années 1930 et 1940. Puis une nouvelle discipline vit le jour : la « génétique des Juifs », chargée de confirmer la mythologie. « Dans un État qui se définit comme juif, mais dans lequel il n'existe aucun signe de reconnaissance culturelle permettant de définir un mode de vie juif laïque universel, à l'exception des restes épars et laïcisés d'un folklore religieux, l'identité collective a encore besoin de la représentation floue et prometteuse d'une ancienne origine biologique commune. Derrière chacun des actes étatiques en matière de politique identitaire en Israël, on voit encore se profiler la longue ombre noire de l'idée d'un peuple-race éternel. »
L’Assemblée générale de l’ONU vota, en 1947, la création d’un « État juif » et d’un « État arabe » sur le territoire qui portait le nom de Palestine/Eretz Israel, sans plus de précision sur ces termes. Sur les 900 000 Palestiniens censés rester, 730 000 furent expulsés ou fuirent, soit plus que la population juive de l’époque, qui comptait 640 000 personnes. Malgré cette épuration, Israël dut leur accorder la citoyenneté. L’interdiction pour les juifs d’épouser des non-juifs, fut décidée au prétexte ne pas créer de fossé entre laïques et religieux, en n’instituant pas de mariage civil. « Ce fut la première expression étatique de l'exploitation cynique de la religion juive dans la mise en œuvre des objectifs du sionisme. » La « loi du retour », proclamée en 1950, renforça encore cette « conception nationale ethnique ». La colonisation massive de la Cisjordanie et de Gaza a été menée dans le cadre d'un « système d'apartheid » : le peuplement est encouragé mais sans annexion juridique des territoires conquis, afin de ne pas être obligé d'accorder la citoyenneté à leurs habitants. « La conception du monde essentialiste présidant à la distinction entre les juifs et les non-juifs, la définition de l'État par le biais de cette idéologie et le refus acharné et public d'en faire une république de tous les citoyens Israéliens rompent clairement avec les principes majeurs d'une démocratie de quelque type qu'elle soit. »
Epoustouflante étude qui s’attaque aux mythologies nationales à la base des États modernes en général et à celui du « peuple juif » en particulier. Une lecture qui permet de dépassionner bien des débats actuels (avec un minimum de bonne foi).
Ernest London
Le bibliothécaire-armurier
COMMENT LE PEUPLE JUIF FUT INVENTÉ
De la Bible au sionisme
Shlomo Sand
Traduit de l’hébreu par Sivan Cohen-Wiesenfeld et Levana Frenk
456 pages – 23,40 euros
Éditions Fayard – Paris – Septembre 2008
www.fayard.fr/livre/comment-le-peuple-juif-fut-invente-9782213637785/
612 pages – 13 euros
Éditions Flammarion – Collection Champs essais – Paris – Septembre 2018
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire