Le parcours d’une manifestation nous conduit sur des lieux emblématiques de Nantes, dont la mémoire est convoquée. L’histoire des révoltes qui agitèrent la ville, de la prise du château en juillet 1789 aux cortèges contre la construction de l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, en passant par la Commune de Nantes, est racontée in situ, par l’équipe du média indépendant Contre-attaque, qui articule, au quotidien, analyses des actualités locales, nationales et internationales.
Partout et en tous temps, l’ « urbanisme disciplinaire » s’est attaché à dégager les espaces pour faciliter la surveillance, le contrôle et la répression. Longtemps surnommée la « Venise de l’Ouest », Nantes est reconfigurée au début du XXe siècle au profit de la circulation automobile. En 1926, le comblement des bras de la Loire qui passait devant le château des Ducs de Bretagne jusqu’à la place du Commerce est décidé. À partir de 1933, l’Erdre est détournée pour créer le cours des 50-Otages. Les bombardements alliés de septembre 1943 (1500 obus qui détruisent 2000 bâtiments et tuent 1444 personnes) servent de prétexte pour raser les quartiers populaires et reloger leurs habitants en périphérie.
Différentes mémoires souvent s’entrechoquent. Ainsi la statue de Louis XVI, érigée en 1823 place Foch (une des quatre restantes en France) puis refaite à neuf un siècle plus tard parce qu’à cause de l’usure… sa tête est tombée, est depuis l’adoption du projet en 1788, l’incarnation « des tensions entre les deux Nantes : la ville ouvrière et révolutionnaire d'un côté et la ville bourgeoise et réactionnaire de l'autre ».
À quelques pas de là, devant la cathédrale, Karl Hotz, l’ingénieur qui avait démarré le comblement du fleuve, est abattu le 20 octobre 1941. En réponse, deux jours plus tard, 48 otages, dont Guy Môquet, lycéen de 16 ans, sont fusillés.
La préfecture cristallise également régulièrement les tensions et sert de cible aux colères populaires : par exemple pendant les grèves de 1947 ou celles des chantiers navals de l’Atlantique en 1955, au cours desquelles un jeune maçon, Jean Rigollet, est abattu par un policier le 19 juin. Depuis, les syndicats s’accordent pour ne plus déclarer leurs manifestations. Cornelius Castoriadis écrira à propos de ces journées : « Il y a aucune forme d'organisation plus autonome que 15 000 ouvriers agissant unanimement dans la rue. […] Nantes a fourni l'exemple [de] formes d'organisation qui s'avèrent déjà les seules efficaces, et qui s'avéreront de plus en plus les seules possibles. » Si la fin des chantiers navals a amorcé « le début de la gentrification et la fabrication de la métropole culturelle », les affrontements n'ont pas cessé.
La place royale est un autre lieu dont le nom irrite. En mai 68, elle est rebaptisée place du Peuple, tandis qu’une partie de la ville, reprise à la police, passe en autogestion. « Ouvriers, paysans et étudiants unis dans la révolte : c'est le triptyque de la victoire. » Le 13 mai, la préfecture est attaquée, les jardins envahis. Le préfet sollicite auprès du ministre de l'Intérieur l'autorisation de tirer à balles réelles sur les manifestants. Il s'enfuit à Chateaubriand. Le 24 mai, le bâtiment est attaquée avec des engins de chantier, envahi et incendié. La mairie est occupée. Le « comité central de grève » s'y installe pour organiser l'approvisionnement de la ville, mais celui-ci est pris en main par les grévistes, dans les quartiers et les usines. « Le retour à la normale et l'insolence du mouvement nantais qui a déjoué les mots d’ordre nationaux et les manœuvres bureaucratiques dérangent les fossoyeur de la révolte, il ne cadre pas avec le récit stalinien. La Commune de Nantes reste méconnue en dehors des frontières du département. Pourtant elle hante encore le pouvoir. »
La « transformation » du quartier populaire du Marchix a été décidée pendant l’Occupation : projet de nettoyage social.
La place Aristide Briand est « la frontière entre les classes dangereuses et les privilégiés ». Longtemps elle abrita un tribunal, une prison et une caserne militaire, devenus respectivement un palace 4 étoiles, des logements luxueux et un bar à la mode. Les 19 et 20 décembre 1985, Georges Courtois et Patrick Triolet, grâce à leur complice Abdelkarim Khalki, prennent le tribunal en otage pendant 36 heures et organisent le procès public de la justice. Pendant le mouvement des Gilets jaunes, une banderole a été tendue devant l’hôtel, affirmant : « Soyons courtois, quand la justice n'est que violence, la violence n'est que justice ».
Le quai de la fosse a longtemps été façonné par le commerce triangulaire, qui a enrichi massivement les grandes familles nantaises. De la fin du XVIIe au début du XIXe siècle, 1744 expéditions négrières sont parties de Nantes pour déporter 500 000 esclaves noirs d'Afrique dans les possessions françaises en Amérique. Un mémorial y est inauguré en mars 2012, présentant l'abolition comme un fait des Blancs européens.
Sur la place Graslin s’est tenu le premier concert de jazz en Europe, en février 1918. En janvier 1919, Jacques Vaché est retrouvé mort dans un hôtel proche. Avec Benjamin Péret, né à Rezé, Claude Cahun, Julien Gracq, Jacques Baron et d’autres, Nantes est décrétée « capitale du surréalisme » par Morvan Lebesque.
Les sans-culottes s’agitaient dans le quartier du Bouffay et une émeute populaire y éclata dès le 8 janvier 1789.
D’autres secteurs, plus excentrés, sont également évoqués, ainsi que les nombreux bars, qui ont échappé à la « domestication ».
Sympathique contre-histoire d’une ville qui continue à donner le la à bien des mobilisations nationales. « Une ville de province, un petit territoire, dérisoire dans ce monde qui fonce vers l’abîme, mais qui a parfois le mérite de faire trembler les puissants. » Judicieuse initiative de Contre-attaque (ex-Nantes révoltée) qui devrait partout essaimer pour nourrir nos luttes de la mémoire de celles passées, première étape pour se réapproprier nos cités. Walter Benjamin expliquait qu'on ne se soulève pas au nom d'un futur abstrait, mais “au nom de génération de vaincus“, que la libération se nourrit davantage “de l'image des ancêtres asservis [que] de l'idéal d'une descendance affranchie“. Voilà pourquoi les puissants s’acharnent à déposséder, effacer ou réécrire l'histoire des lieux, et pourquoi il est décisif d’écrire nos récits, celui des gestes d’insoumission, l'infinité de petites résistances oubliées et de grandes explosions. On ne part pas à l'assaut du futur sans le souffle des générations de révoltés qui nous ont précédées. »
Ernest London
Le bibliothécaire-armurier
NANTES, VILLE RÉVOLTÉE
Une contre-visite de la cité des Ducs
Contre-attaque
172 pages – 13 euros
Éditions Divergences – Paris – Mars 2024
www.editionsdivergences.com/livre/nantes-ville-revoltee-une-contre-visite-de-la-cite-des-ducs
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