12 juin 2024

QUAND COMMENCE LE CAPITALISME ?

S’appuyant sur les théories existantes, tout en s’en distinguant, l’historien Jérôme Baschet défend une transition des pratiques commerciales et monétaires qui l’ont précédé, au capitalisme, comme « rupture radicale » et non « nécessaire ». Quand, comment et quoi, sont les trois interrogations auxquelles il apporte des réponses dans ce bref essai.

CHRONOLOGIE(S) :
Bien souvent, l'émergence du capitalisme est située à la fin du XVe ou au début du XVIe siècle, avec l'expansion commerciale et coloniale de l’Europe. Le féodalisme en crise, suite à la Peste noire, se serait transformé grâce a l'expansion outre-mer., Si l'ampleur de la mortalité est indéniable au XIVe siècle, la reprise démographique est telle que la plupart des régions d’Europe ont retrouvé leur population d'avant l'épidémie un siècle plus tard. De plus, de nombreux traits du système féodal perdurent pendant les siècles suivants. Une autre théorie attribue à la révolution des armes à feu, initié entre le XIVe et le XVIe siècle, la cause de la transition (baisse du prestige de l'aristocratie, mise en place d'armées professionnelles sous une forme primitive du salariat, accentuation de la pression fiscale, développement de l'appareil administratif, amplification de la circulation monétaire,…), cependant ces facteurs ne sont pas si importants et s’observent tout autant en Inde, en Chine et dans l’Empire ottoman. Par contre, la seconde révolution des armes à feu qui débute à la fin du XVIIIe siècle (effectifs des armées, précision de l'artillerie, production industrielle de l'armement, usage des chemins de fer et des navires cuirassés) acte la suprématie des États européens et l’essor du capitalisme. D’autres théories postulent une émergence nettement antérieure ou plus tardive.
Jérôme Baschet soutient que Les Lumières, puis la révolution industrielle marquent une rupture fondamentale et le passage à un nouveau système. Jusque dans les années 1750, La Chine et l’Europe présentent un degré de développement similaire, si bien que ni la première expansion commerciale européenne ni la colonisation des Amériques n’ont conféré à cette dernière un avantage déterminant. À la fin du XVIIIe siècle, l'écart se creuse radicalement. En effet, l’Angleterre est parvenue à briser les limites écologiques, sociales et anthropologiques d'une croissance de type traditionnel. Le saut vers l'industrialisation n'était pas inéluctable mais bien le résultat de la conjonction de facteurs très spécifiques :
  • La conquête et la colonisation de l'Inde à partir de 1757–1763 permet le recrutement de soldats indiens ainsi qu’un accès aux matières premières de ce pays, des « hectares fantômes » qui complètent ceux des champs de coton américains, et offre un marché captif aux marchandises britanniques.
  • L'émergence de la « science économique » et l'affirmation des principes du libéralisme entraînent le « désencastrement » des pratiques dites économiques qui apparaissent alors comme une sphère d'activités spécifiques : « la valeur, au sens capitaliste du terme, s’autonomise des valeurs, c’est-à-dire des codes moraux » et l'égoïsme devient une vertu.
  • La prolétarisation, l'exode rural et la formation d'un véritable marché du travail sont favorisées par l’abolition en 1834 de l’Édit de Speenhamland, liquidant l’ancienne logique féodale de fixation locale des populations et l’économie morale traditionnelle qui exigeait que tout être humain devait être aidé à ne pas mourir de faim. Sont désormais brisées les limites à la maximisation des profits fixées par les normes sociales.
« Si la machine à vapeur s'impose à partir des années 1825–1830, c'est moins pour ses avantages strictement techniques que pour des raisons sociales : en brisant la dissémination des sites de production et en permettant leur concentration dans les grands centres urbains, où les ouvriers se trouvent plus démunis face au pouvoir des détenteurs du capital, elle donne à ceux-ci un avantage décisif dans le rapport de force salariale. »

FACTEURS DE LA TRANSITION :
Différentes théories mettent en avant des facteurs antérieurs à la transition, considérant une forme de continuité qui rejoint la conception proposée par le libéralisme telle que formulée par Adam Smith et qui tend à naturaliser le capitalisme.
Jérôme Baschet dénonce les visions eurocentristes et montre que le capitalisme a également commencé à se développer dans d'autres régions du monde. Cependant l'Europe a bien connu une trajectoire singulière dans la mesure où elle est la seule « civilisation » qui ait imposé sa domination à (presque) toutes les autres. En effet, l'Église était « l'institution dominante englobante de la société médiévale ». L’universalisme chrétien joua un rôle décisif, bien souvent occulté, dans la première expansion européenne. « Sans lui, la dynamique occidentale n'aurait sans doute pas été en mesure d'opérer la capture durable d'un continent entier, et moins encore de la transformer en un englobement civilisationnel aussi puissant ». Puis, l'institution ecclésiale fut décisive dans la consolidation et la persistance de la domination coloniale.
Une autre transition, comme l’a mise en évidence Philippe Descola, s'est affirmée dans la première moitié du XVIIe siècle, avec Galilée, Bacon et Descartes : celle de l'analogisme au naturalisme. Identifiée à la seule dimension matérielle, la Nature – dont Descartes signe l'acte de naissance en 1633 – devient le monde physique dont le spirituel s’est retiré. La conception chrétienne du destin après la mort pourrait expliquer le basculement vers l’individualisme moderne tel qu'il s’affirme alors.


DÉFINITION :
Il n’est guère possible de rendre compte ici de toutes les précautions et de tous les cheminements argumentaires de l’auteur. Retenons toutefois qu’il distingue les activités du capital (pratiques propres au capital commercial et au capital porteur de intérêts) qui ont déjà pu se développer dans des sociétés non capitalistes, y compris à grande échelle, du capitalisme proprement dit. Dans le mode de production de celui-ci, le capital comme rapport de production devient prédominant et la reproduction des rapports capitalistes de production jouent un rôle majeur dans la société, tandis que les pratiques du capital ne tendent pas à une maximisation systématique de la rentabilité et des bénéfices. Il précise également qu’entre les deux, « Il y a un saut considérable, qui ne procède d’aucune nécessité et qui exige l'entrée en scène d'autres facteurs que le seul développement de ces activités ».

Après avoir ainsi récusé la perspective discontinuiste et par là même la naturalisation du capitalisme soutenue par la vision libérale, Jérôme Baschet évoque (trop) rapidement les obstacles auxquels se heurte la possibilité d’une transition post-capitaliste. En permettant de considérer le capitalisme comme une « anomalie historique radicale », il dégage toutefois l’horizon.

Ernest London
Le bibliothécaire-armurier


QUAND COMMENCE LE CAPITALISME ?
De la société féodale au monde de l’économie
Jérôme Baschet
212 pages – 16 euros
Éditions Crise & critique – Collection « An cœur des ténèbres » – Albi – Avril 2024
www.editions-crise-et-critique.fr/ouvrage/en-prevente-jerome-baschet-quand-commence-le-capitalisme/




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