27 août 2024

DE GRANDES DENTS


Enseignante de lettres en collège, Lucile Novat propose une nouvelle interprétation du conte du Petit Chaperon rouge. Et si, au lieu de mettre en garde contre les prédateurs qui rodent l’extérieur, il prévenait des dangers domestiques ? « Qu’on risque moins quand on part à travers bois que lorsqu’on glisse dans le lit d’un membre de sa famille ? » Explication de texte… « à pas de loup ».


Elle invite avant toute chose à chercher entre les lignes l’esprit de subversion des auteurs, Perrault comme La Fontaine, à ne pas prendre au pied de la lettre leurs « conclusions moralisatrices jusqu’à l’absurde » mais à creuser un peu pour en saisir l’ironie. Et si ce loup déguisé en grand-mère était une métaphore ! « Cette aïeule au regard concupiscent », telle que la représente Gustave Doré, a tout de « l’inquiétante étrangeté définie par Freud, Das Umheimliche en allemand » (ce qui se cache dans la maison et doit rester secret). Lucile Novat rappelle qu’assistant aux séances d’hypnose du professeur Charcot à la Salpêtrière, le psychanalyste fut le premier à prêter attention à ce que disaient les patientes pendant leur phase de délire : toutes parlaient de violences sexuelles. « L’hystérie, ainsi, serait la réaction physique et psychique des filles à des abus bien réels. » Mais le déni aurait ensuite « opacifié sa clairvoyance », le poussant à soutenir finalement qu’il s’agirait simplement de l’expression d’un désir refoulé : le complexe d’Œdipe. Elle conteste l’entêtement de Bruno Bettelheim à distinguer l’intérieur structurant (principe de réalité) et l'extérieur séduisant mais destructeur (principe de plaisir) et lui oppose, sur la base des recherches de l’anthropologue Dorothée Dussy, que le « tabou de l’inceste », cette « spécificité humaine », repose plus sur l’interdiction d’en parler que sur celle de le pratiquer. « Éternelle méprise qui place la barbarie du côté de la nature, comme si les preuves manquaient (et pourtant…) pour comprendre que c'est dans les sociétés les plus raffinées qu'on a vu commettre les pires horreurs. »

Les chiffres communiqués en 2023 par la CIIVISE, la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants, sont pourtant clairs : seules 8% des agressions pédocriminelles sont perpétrées par des inconnus, tandis que 92% des victimes connaissent leur agresseur. « Dans près d’un cas sur deux, les viols et agressions sont commis en présence ou au su des autres membres de la famille. »

L’auteur s’attache ensuite à rechercher dans le texte les preuves qui confirmeront son hypothèse. Dès les premières lignes, les frères Grimm signalent que « tous l’aimaient aussitôt qu’ils la voyaient ; sa grand-mère l’aimait bien plus fort que tous les autres », tandis que Perrault prévient que « sa mère en était folle, et sa grand-mère plus folle encore ». Jamais cette « folie d’amour » n’est questionnée ! La couleur particulièrement voyante de son vêtement, la facilité avec laquelle l'enfant révèle l’adresse de sa destination au loup, le temps qu’elle prend pour s’y rendre (comme si elle retardait ce moment), les fleurs cueillies qui n’arrivent pas à destination, aucun de ces « indices » n’est jamais relevé, de même que la parole des victimes est rarement entendue. Parce que le loup est à plusieurs reprises nommé « compère » (du latin compater qui signifie « parrain »), elle soutient qu’à l’instar de la « marraine », il serait en réalité un « adjuvant magicien venu prêter main-forte à l’enfant ». 
Lucile Novat interroge aussi une certaine fluidité dans le genre : LE chaperon rouge, bien sûr, mais aussi le loup/grand-mère. De même, elle justifie la consommation de morceaux de grand-mère, rapportée dans certaines versions orales, par l’inversion de culpabilité.
Elle multiplie aussi les parallèles avec d’autres contes pour comprendre, par exemple, pourquoi la maison de la grand-mère n’est accessible que par un mot de passe particulièrement hermétique, alors que celles des sept nains ou des trois petits cochons restent grandes ouvertes.
Dans des notes conséquentes, l’auteur raconte en parallèle et tout au long de son analyse, sa propre histoire familiale en égrenant des souvenirs qui viennent illustrer, avec autant de pertinence que de pudeur, son propos principal.
Elle en appelle également à Virginia Woolf (qui n’a pas « trouvé son nom dans une pochette-surprise » !) et à Vladimir Nabokov, à la mythologie (Cronos, Médée), mais aussi à Twin Peaks, la série de David Lynch.

Une étude qui remet en cause l’interprétation habituelle du fameux conte finalement semblable au traitement des violences pédocriminelles par la société : par un déni qui contribue à les occulter. Ainsi, le rapport de la CIIVISE, basée sur 30 000 témoignages, a-t'il été enterré par un gouvernement soudain soucieux du 
« réarmement civique de la jeunesse » – à l'instar du chasseur qui n'achève pas le loup après avoir libéré sa victime – : « astucieux tour de passe-passe, qui envoie chier tous les enfants qui avaient cru qu'enfin on les protégerait des adultes, pour substituer à cette promesse un combat plus confortable » : « la violence des mineurs ». 

En n’exigeant pas de ses lecteurs une totale adhésion à ses propos, Lucile Novat leur permet de la suivre dans tous ses questionnements. Sa finesse, son humour et son propre dévoilement contribuent ensuite à conserver toute leur attention. Au lieu d'être balayé immédiatement, contrevenant trop à la doxa, son propos aura ainsi plus de chance d'être entendu.

Ernest London
Le bibliothécaire-armurier

 

DE GRANDES DENTS
Enquête sur un malentendu
Lucile Novat
160 pages – 16 euros
Éditions Zones – Paris – Août 2024
www.editionsladecouverte.fr/de_grandes_dents-9782355222337



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