14 décembre 2025

JE N’AI AUCUNE IDÉE SUR HITLER

Juste après l’arrivée de Hitler au pouvoir, le satiriste viennois, Karl Kraus, a puisé dans la presse les preuves « du plus sanglant succès de l’art oratoire jamais promu au rang d’histoire mondiale ». Il décrit « les esprits […] fortement excités par la satisfaction » le « fameux jour » du boycott des magasins juifs, « dont le succès pour l'économie nationale n'a pas égalé le succès moral » et quelques autres événements.

Régulièrement, il en appelle à la littérature, antidote à ce poison, comme l’analyse Thierry Discepolo dans sa préface. Ainsi Goethe estimait que « la comparaison du peuple allemand avec d'autres peuples suscite en nous des sentiments gênants que je tente de surmonter de toutes les façons possibles. » Faust et Le Roi Lear sont abondamment cités, en contre-point de sa démonstration.

Il dénonce « ces hommes de main qui font dans la transcendance et proposent dans les universités et les revues de faire de la philosophie allemande une école préparatoire aux idées de Hitler », en premier lieu Heidegger « qui aligne ses fumeuses idées bleues sur les brunes ». Il exempte Wagner de l’accusation d’être « un commissaire-philosophe de la pensée nationale-socialiste » et rappelle que Nietzsche – avec « son penchant pour les formes d’existences romanes et sémites » – « a refusé toute idée d’élevage humain » et « avait carrément érigé en “maxime“ ces paroles : “Ne fréquenter aucun individu qui a partie liée avec l’escroquerie de la race !“ ». Au contraire, il accuse Spengler d’avoir « directement fourni la base intellectuelle pour ce qui se passe à Dachau et à Sonnenberg ».

Plus globalement, il vilipende vertement les intellectuels, en particulier les journalistes car « le pire de tout, c'est le mensonge de celui qui sait », ainsi que les « gérants de la culture qui laissent de côté tout ce qui ne les concerne pas de près ». « Le national-socialisme n'a pas détruit la presse, c'est au contraire la presse qui a créé le national-socialisme. » À l’exigence qui voudrait que les représentants de l'Allemagne intellectuelle protestent contre les mauvais traitements infligés à leurs collègues, il répond que « ce n'est pas contre ce qui arrivait à l'homme qui écrit mais contre ce qui arrivait à l'homme tout court qu'il fallait écrire ou agir » : « L'industrie intellectuelle bourgeoise se berce d'ivresse jusque dans l'effondrement lorsqu'elle accorde plus de place dans les journaux à ses pertes spécifiques qu’aux martyrs anonymes. »

Il montre comment une écoute attentive de la radio suffit pour connaître toute la vérité. Ainsi, dans une émission conçue « pour se défendre des mensonges colportés à l’étranger », il a pu entendre des détenus en préventive certifier qu’ils n’avaient pas à se plaindre. Certains tardant parfois à répondre, on pouvait entendre les coups et l’un d’eux a éclaté en sanglots en affirmant : «  Non, on ne m’a pas coupé les oreilles… mais on a détruit… mon existence. »

Il fustige les parlementaires qui ne rêvent que d’une « vie bien tranquille dans une jolie opposition sécurisante » et dont « chaque fibre de leur être incline à pactiser », le christianisme qui « a tendu l’autre joue » et la Russie qui « a déçu de façon plus terrible encore », et par dessus-tout la sociale-démocratie, « mauvais acteur » qui parle mais qu’on ne croit pas, dans « cette langue de la faillite qui se gargarise de grands mots pour expliquer la malchance aux pauvres victimes qui, en plus de leur sort, doivent faire les frais de l'interprétation ».

Il évoque également l’usage du langage dans la propagande.


Cette version abrégée et adaptée pour la scène donne assurément envie de se plonger dans le texte intégral, même si on nous prévient des difficultés. Écrites en 1933, ces lignes « prophétiques » impressionnent par leur volonté édificatrice et leur obstination à éveiller les consciences. On songe bien évidemment à Brecht.


Ernest London

Le bibliothécaire-armurier



JE N’AI AUCUNE IDÉE SUR HITLER

Version scénique de Troisième nuit de Walpurgis, établie par José Lillo

Karl Kraus

Traduit de l’allemand par Pierre Deshusses

Préfacé par Thierry Discepolo

128 pages – 10 euros

Éditions Agone – Marseille – Octobre 2013

agone.org/livre/jenaiaucuneideesurhitler/



Voir aussi :

LA RÉSISTIBLE ASCENSION D’ARTURO UI

GRAND’PEUR ET MISÈRE DU IIIe REICH






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