Les violeurs correspondent rarement à l’image construite du malade mental ou du monstre mais sont bien insérés dans la société, voisins, collègues ou membres de la famille. Les commentaires postulent généralement une supposée « nature masculine » ou stigmatisent l’attitude de la victime, et « quasi invariablement, vont excuser le coupable et culpabiliser la victime ». « Nous vivons dans une société où il y a énormément de violences sexuelles, et dont les auteurs sont, dans leur immense majorité, impunis. » Ces idées reçues et préjugés qui produisent une inversion des qualifications et entretiennent une atmosphère favorable, constituent la culture du viol.
Toutes les sociétés humaines sont structurées selon une division sociale des sexes, fondée sur la domination masculine. Le sexe détermine le partage social des genres et leur assigne des caractéristiques supposées. L’autrice revient sur la persistance du mythe du matriarcat primitif, définitivement mis à mal par l’anthropologue Françoise Héritier ; la théorisation du patriarcat comme « système politique où les hommes tirent bénéfice de l'oppression féminine » par Kate Millett en 1970 ; l’apparition du terme « sexisme », aux États-Unis en 1965, pendant du racisme pour le genre. Elle cite quelques récits bibliques et mythologiques (Éve, Pandore,…) qui font des femmes des êtres perfides et faibles, Le Marteau des sorcières, traité des dominicains allemands Heinrich Kramer et Jacob Sprenger, publié au XVe siècle et bien d’autres auteurs qui ont véhiculé des clichés sexistes. « Nous sommes formatés par des siècles de préjugés et de stéréotypes sur les femmes et les hommes. En faire d'abord le constat, pour mieux l'analyser et le déconstruire, est la seule voie raisonnable pour mettre fin au sexisme et à la culture du viol. » Elle documente également la diffusion de ce concept, rappelant quelques drames qui y ont contribué, aux États-Unis, où il est d’abord apparu. Entretenir la culture du viol, c’est alimenter, par ses mots ou ses actes, un climat qui culpabilise les victimes et excuse les violeurs, contribuant à la déculpabilisation de ceux-ci. Les victimes sont souvent interrogées sur leur tenu vestimentaire, la raison de leur présence, leur vie sexuelle,… transférant la responsabilité : c’est à la victime de tout faire pour ne pas être violée, pas au violeur de ne pas violer.
Des enquêtes étayent ces idées reçues : par exemple 20 % des français pensent que les femmes peuvent prendre du plaisir à être forcées et qu’il n’y a pas viol lorsque la victime cède. Perçus de façon différente, filles et garçons sont éduqués en conformité avec les stéréotypes correspondant à leur sexe, leur assignant « des statuts préétablis ». Un sexisme bienveillant cohabite souvent avec le sexisme hostile, créant le sexisme ambivalent.
Dans la loi française, le consentement apparait en négatif : la violence, la contrainte, la menace ou la surprise signifient une absence de consentement. Pourtant, le droit du patient est nettement plus explicite, la loi belge ou canadienne aussi. De plus, le consentement implique une égalité entre deux sujets. Valérie Rey-Robert explique aussi pourquoi céder n’est pas forcément consentir, comment l’éducation genrée peut conduire les femmes à culpabiliser lorsqu’elle dise non, que le « devoir » conjugal est une contrainte.
Elle propose ensuite un état des lieux des violences sexuelles, des caractéristiques des victimes et des violeurs, des lois sur le viol depuis le Moyen Âge. Impossible de reprendre ici le détail de chacune des enquêtes présentées. Retenons que :
- 5 à 8 % des femmes victimes portent plainte.
- En France, 52 000 femmes seraient victimes de viol par an et 370 000 de tentatives.
- Les viols sont des crimes qui doivent donc être jugés en cour d’assise, cependant 60 à 80 % d’entre eux sont correctionnalisés. Si parfois, les juges estiment protéger la victime (par exemple qu’elle ait été alcoolisée pourrait lui nuire devant un jury populaire), le système judiciaire a surtout tendance à hiérarchiser entre viols « graves » et viols « moins graves ».
- En 2012, 75 % des dossiers sont classés pour « infraction insuffisamment caractérisée ». Parfois, malmenées par les enquêteurs, les victimes retirent leurs plaintes.
- Le dépouillement des affaires judiciarisées donne une fausse image du profil des auteurs de violences sexuelles, avec une sur-représentation d’hommes de milieux populaires, tandis que ceux issus des classes sociales les plus élevées échappent complètement à la justice.
- Environ 10% des femmes majeures portent plainte. En 2016, 3 personnes mises en cause sur 10 ont été poursuivies.
L’exposé consacré à l’évolution de la législation est particulièrement intéressant et édifiant.
Le manque de formation et les préjugés des policiers et gendarmes sont avérés. La télévision intervient dans notre construction de la réalité et sur les croyances et perceptions de celles et ceux qui la regardent, parce qu'elle montre un monde qui ressemble à la réalité, contrairement à la lecture par exemple. Dans beaucoup de comédies américaines, les violences sexuelles sont présentées comme un élément commun. « La presse consacre beaucoup plus de place aux viols rares, comme ceux de joggeuses par des inconnus, qu’aux viols commis par des connaissances de la victime ou aux incestes. » Or, « être exposés aux mythes sur le viol renforce les visions stéréotypées ». Ceux-ci peuvent dissuader les victimes de porter plainte et entraînent certains agresseurs sexuels à ne pas savoir qu'ils en sont.
L’image du violeur « prédéterminée et surdéterminée » – l’inconnu, l’étranger – agit comme un masque qui dissimule l’homme ordinaire. Selon une étude sur les affaires jugées au tribunal de Créteil en 1995, 65 % des mis en cause vivent en couple et seuls 6 % ont eu une enfance difficile.
L’autrice évoque les agressions commises le 31 décembre 2015 à Cologne (mais aussi dans d’autres villes allemandes, suédoises, finlandaises, suisses et Autrichiennes), instrumentalisées par les réseaux d’extrême droite. Elle rapporte que l’enquête a révélé que 60 % étaient des vols et que sur les 58 personnes arrêtées, 3 étaient des exilés. Les foules masculines matinales des transports en commun français, celles, avinées, de l’Oktoberfest, des fêtes de Bayonne ou de Pampelune, des célébrations de la Coupe du monde de football sont aussi des dangers potentiels pour les femmes. C’est loin d’être une nouveauté et il demeure que 85,5 % des femmes allemandes agressées l’ont été par des connaissances. Comme avec Tariq Ramadan, « parler de l'islam lorsqu'un musulman est accusé de violences sexuelles permet encore une fois de mettre à distance de tous les hommes qui ne sont pas musulmans les violences sexuelles. » De même qu’aux États-Unis, les hommes africains–américains et américains natifs sont souvent présentés comme violeurs de femmes, en particulier blanches, en France dès le XIXe siècle, les hommes maghrébins avaient la réputation d'avoir une sexualité féroce, primitive et animale. La figure du violeur riche, pendant de ces figures racistes, alimente finalement tout autant la culture du viol en ne s’attaquant pas à ses véritables racines.
Elle analyse ensuite les « excuses » mises en avant, les stratégies d’altération employées : dérapage, humour un peu lourd, culture tactile, problèmes personnels, pulsion irrépressible, etc. Elle liste les différents phénomènes dont peuvent souffrir les victimes : sidération, amnésie dissociation, croyances de substitution,… Nombre de ses références sont empruntées au cinéma, à la littérature, à l’histoire de l’art (Lucrèce, Suzanne et les vieillards, Léda et le cygne,…).
« Dans la perception populaire du viol, la notion de contrainte l'emporte souvent sur celle de consentement. Cette contrainte doit être visible et spectaculaire. »
Un chapitre est donc consacré aux spécificités françaises de la culture du viol : tradition de galanterie, d’amour courtois ou de libertinage dont Valérie Rey-Robert s’emploie à dénoncer l’hypocrisie. La violence est omniprésente dans le vocabulaire sexuel familier et celui-ci implique systématiquement une action de l’homme sur la femme, vue comme passive : c’est le pénis qui pénètre le vagin et non le vagin qui insère le pénis. De plus, l’érotisme occidental préconise que la femme ne dise pas « oui » trop rapidement, afin que l’homme se fasse pressant, d’où l’ambiguïté autour du non-consentement.
L’argument de la fausse dénonciation est également contredit par plusieurs études qui évoquent des taux de 2 à 8 %. Dans la plupart des cas, il s’agit d’adolescentes effrayées à l’idée d’être réprimandées par leurs parents.
Elle émet, en conclusion, quelques préconisations : adapter la ville aux femmes, apprendre aux filles la confiance en soi et la prise de risque raisonnée plutôt que la peur, repenser l’éducation des garçons par rapport à la virilité, fondée « sur des valeurs oppressives » envers les femmes, et les encourager très jeunes à résister à la frustration, etc.
Valérie Rey-Robert prend le temps de démonter un à un, minutieusement, en s’appuyant sur de nombreuses études, les clichés et les lieux communs attachés au viol. Un essai qui agit comme un électro-choc tant il met à nu l’importance systémique de ces croyances. Un essai que tout le monde, hommes et femmes, devrait avoir lu !
Ernest London
Le bibliothécaire-armurier
UNE CULTURE DU VIOL À LA FRANÇAISE
Du « troussage de domestique » à la « liberté d’importuner »
Valérie Rey-Robert
304 pages – 18 euros
Éditions Libertalia – Montreuil – Mars 2020
www.editionslibertalia.com/catalogue/hors-collection/une-culture-du-viol-a-la-francaise
Première édition : février 2019

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