7 décembre 2025

FEMMES PÉDAGOGUES

« Alors que la profession enseignante est largement féminisée, en pédagogie comme en gastronomie, les “grands chefs“ étoilés et médiatisés, sont avant tout des hommes. » Aussi, Grégory Chambat présente-t-il des Femmes pédagogues, des insurgées de 1848 à bell hooks, en passant par Élise Freinet et Germaine Tillion.


Avant Rabelais, Montaigne et Rousseau, le premier manuel d’instruction, Liber Manualis (Manuel pour mon fils) a été rédigé par une femme, Dhuoda, au XIe siècle. Le premier syndicat d'instituteurs et d’institutrices « laïcs libres » a été fondé par une femme, Marie Bonneviale, en 1872. Alors qu’elle proclamait l’égal accès à l’éducation, l’école républicaine maintenait une distinction entre ses personnels masculins et féminins, y compris dans leur formation. Les Écoles normales supérieurs de filles et de garçons n’ont été fusionnées qu’en… 1985 !



1848, LES PIONNIÈRES DE L’ÉDUCATION NOUVELLE.

Grégory Chambat présente l’Association fraternelle des instituteurs, institutrices et professeurs socialistes qui prône l’égalité des sexes, « condition même de l’égalité sociale » et publie en 1849 son programme-manifeste, « violent réquisitoire contre un système scolaire qualifié de “casernement“ et entièrement dédié à la reproduction de la domination sociale », qui proscrit tout nationalisme et tout catéchisme. Ses initiateurs et initiatrices (dont Pauline Roland et Jeanne Deroin) sont poursuivi·es et condamné·es. Les enseignant·es qui ont manifesté leur soutien sont convoqué·es par leur inspecteur et réprimandé·es. En 1850, la loi Falgoux, consacrant la mainmise de l'église sur l'enseignement, est proclamée. Après le coup d'État de 1851, 4 000 instituteur·trices et 700 professeur·es sont révoqué·es. Dans les écoles rurales où les classes mixtes sont inévitables, une « cloison séparative » est imposée.



1971, LES PÉTROLEUSES DE L'ÉDUCATION NOUVELLE.

L’auteur brosse un rapide état des lieux de l’enseignement pendant le Second Empire. Les 4 000 institutrices parisiennes gagnent moins de 400 francs par mois, quand le budget minimum d’une ouvrière s’élève à 500 francs. La situation est encore pire pour celles qui, comme Louise Michel, refusent de prêter allégeance à l’empereur, enseignent dans des écoles libres (et laïques). La sienne, installée au cœur de Montmartre, accueille 150 élèves et dispose d’une crèche.

Révolution issue des urnes, la Commune de Paris est « un mouvement spontané d’auto–éducation de la classe ouvrière ». Création d’écoles professionnelles, de cantines scolaires et d’orphelinats laïcs, égalité de traitement entre les instituteurs et les institutrices, gratuité instaurée, séparation de l’Église et de l’État. Certaines réalisations seront difficiles à effacer. Dix ans plus tard, Jules Ferry instaurera la gratuité et la laïcité mais pour « clore l’ère des révolutions ».

Déportée en Nouvelle-Calédonie, Louise Michel ouvre une école pour les enfants des banni·es et enseigne aux Kanaks. De retour à Paris, elle tente de fonder une école professionnelle « sans Dieu, ni maître », puis ouvre une école internationale à Londres.

Le mouvement de l'Éducation nouvelle émerge dans la foulée, avec des écoles indépendantes (Sébastien Faure à La Ruche, Madeleine Vernet à L'Avenir social), et s’internationalise, avec Francisco Ferrer. « Ne plus confier à un ministre – ou à un quelconque « commissaire » du peuple – le soin d'élaborer les programmes et de tracer les finalités de l'école, mais porter la conviction qu'il faut s'en remettre à l'initiative populaire car c'est d’elle que sortira l'Éducation nouvelle. »



ROSA LUXEMBURG

La dimension pédagogique du combat de Rosa Luxemburg, théoricienne de la spontanéité révolutionnaire et de la grève de masse, est souvent mal mesurée. Depuis 1891, le SPD dispose déjà, avec l'École d'éducation ouvrière de Berlin, d'une structure de formation générale. En 1906 ouvre l'École centrale du parti, véritable université prolétarienne. Malgré ses réticences, elle sera une fervente partisane de ces projets, théorisant l'existence de deux conceptions de l'éducation du prolétariat. Elle s'oppose à Lénine à propos de l'avant-gardisme, considérant que « six mois de révolution feront davantage pour l'éducation de ces masses actuellement inorganisées que dix ans de réunions publiques et de distributions de tracts ».



MADELEINE VERNET

Tombée dans l'oubli, Madeleine Vernet ouvre son orphelinat, L'Avenir social, à Épône, en 1906 et publie, à partir de octobre 1917, La Mère éducatrice, revue dédiée « à la mère inconnue du soldat inconnu », consacrée au féminisme, au pacifisme et à la psychologie de l’enfant. À contre-courant des « écoles casernes », cet orphelinat propose une éducation à la liberté, en se mettant au service des enfants et de leur avenir plutôt qu’à celui de l'ordre établi. Si la coéducation a fort heureusement perdu de son parfum de scandale, Grégory Chambat voit dans cette expérimentation « la possibilité d'une radicalité pédagogique en acte, d'une éducation “d’action directe“ ». Au contraire des établissements hors contrat actuels, dont certains « portent le désir d'un autre rapport au savoir et au monde, mais sans remettre en cause l'ordre social et économique », Madeleine Vernet rêvait « d'une école du peuple qui ne repose que sur ses propres forces grâce à l'entraide et à la solidarité ». « Retenons de cet épisode que la véritable question n'est pas d’œuvrer à l'intérieur ou en dehors de l'institution, ni d’opposer le public et le privé, mais qu'elle se joue plutôt dans l'articulation entre la lutte pour changer l'école et celle pour changer la société », conclut l’auteur.



JOSETTE CORNEC

Au tournant du XXe siècle, des instituteurs et des institutrices converties à la révolution sociale et pédagogique entrent en résistance. Syndicalistes révolutionnaires, il et elle luttent contre leur hiérarchie. Leur engagement pacifiste, contre l'Union sacrée puis contre la guerre coloniale au Maroc, est centrale. Josette Cornec, avec son mari, Jean, est de ceux-là.



ÉLISE FREINET

Toujours cantonnée à l'image de l’épouse–assistante, Élise Freinet a contribué à façonner la légende Freinet, par ses récits dont elle s’effaçait. Grégory Chambat rétablit sa juste part dans la « pédagogie Freinet » et aussi la dimension révolutionnaire de celle-ci.



MUJERES LIBRES

Organisation fondée en 1934 et revue lancée quelques semaines avant la révolution, Mujeres libres entendait « arracher les femmes à l'analphabétisme et à l'ignorance sociale [afin] qu'elles apprennent à défendre leur liberté et leurs droits ». Ses différentes actions et engagements sont présentés.



GERMAINE TILLION

Déportée à Ravensbrück, elle anime des conférences clandestines pour ses compagnes de captivité. Lors d’une étape à Aix-la-Chapelle, après une nuit de discussion sur la nécessité d’une réforme de l’école, elle grave sur les murs de sa cellule son projet de nouvel organigramme du ministère de l'Éducation nationale.

En 1954, elle est appelée en Algérie. Sans se faire d'illusions sur les intentions du camp colonial, elle va profiter d'une timide ouverture et proposer l'implantation de centres sociaux, reposant sur l’auto-ducation collective et échappant à l'autorité du gouvernement général car rattachés à la direction générale de l'Éducation nationale en Algérie. « En 1955, 1 683 000 enfants algérien·nes n'ont accès à aucune instruction. Tel est alors l'indéfendable bilan de cent trente années de colonisation ! » 



NOËLLE DE SMET

Fille de commerçants, Noëlle de Smet intègre l’École normale et découvre qu’elle est devenu « agent d’un système qui favorise des classes dominantes ». Elle participe aussi à des manifestations et des piquets de grèves. « Elle comprend alors que la pédagogie “n’est jamais neutre“, qu'elle est toujours un choix politique parce qu’un·e enseignant·e hérite – des siens mais aussi de l’école – une certaine conception de la société et la traduit dans son travail pédagogique ». Dès lors, elle va œuvrer à « allumer le feu de l’émancipation », notamment à l’école de Molenbeek, commune ouvrière de Bruxelles : « Quand l'institution maintient les dominé·es dans une position infantile  – étymologiquement, celles et ceux qui ne parlent pas –, il ne s'agit pas simplement d'observer, il convient de comprendre, de dénoncer, de transformer en proposant des manières alternatives de penser et d'agir. » Elle entend « faire démocratie », en dynamitant la pyramide des inégalités et des hiérarchies, sociales, culturelles et institutionnelles, la chaîne de dominations qui reproduit l’ordre social. « La réussite des un·es repose sur l’échec des autres dans une société dominée par une compétition permanente que l'école est chargée d'organiser au nom d'un discours méritocratique qui est de la promotion de l'égalité des chances. »

Elle sera toujours attentive à renforcer la conscience de classe des jeunes des milieux défavorisés, à partir d’une pédagogie des opprimé·es : « Faire “conscience fière“, c'est considérer les savoirs et les cultures issues des classes dominées, les inscrire dans une histoire riche et complexe, mais aussi refuser que d'autres savoirs soient réservés à la distinction et qu'il n'y ait d'autres alternatives que d'apprendre en se perdant, en s'élevant du seul point de vue des dominant·es au lieu de développer une conscience de classe. »



BELL HOOKS

Enfant, elle prend conscience de l'oppression sexiste et raciste, et de l'exploitation. Elle refuse l'assignation à laquelle sa couleur, sa famille et la société la préparent. Dans le sillage de Paulo Freire, elle dénoncera la « culture du silence » dans laquelle sont enfermé·es les opprimé·es. Elle repense le féminisme réformiste porté par les femmes blanches qui cherchent à conforter leur position dominante sans s’attaquer « aux valeurs capitalistes et suprémacistes qui structurent la société », et intègre la question sociale et raciale dans une perspective révolutionnaire. Sa pédagogie se présente comme « une pratique de la liberté », articulée à la fois dans la réalisation de soi et l’émancipation collective.



Ces portraits, déjà approfondis, sont de bonnes introductions à la pensées de ces figures plus ou moins oubliées, et donnent souvent envie d’en lire plus.


Ernest London

Le bibliothécaire-armurier



FEMMES PÉDAGOGUES

Des insurgées de 1848 à bell hooks

Grégory Chambat

160 pages – 10 euros

Éditions Libertalia – Collection « N’autre école » – Montreuil – Octobre 2024

www.editionslibertalia.com/catalogue/nautre-ecole/17-femmes-pedagogues



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