Paul Jorion, anthropologue et
sociologue, se lance dans la vulgarisation. Il
résume ici sa pensée sans pour autant abandonner concept et vocabulaire
habituels mais avec un redoutable esprit de synthèse, un humour décapant et une
volonté d’efficacité que l’association malicieuse avec un illustrateur de
bandes dessinées parvient à décupler. Attention : c’est percutant et presque
désespérant.
Or donc, au commencement était Ranran que le premier
« fort » domina pour aller lui chercher à bouffer à sa place.
L’humanité était en marche : la fabrique du consentement allait permettre
l’édification de la civilisation. Pour bien faire entendre le ton utilisé, la
lecture de la page 21 sera plus efficace que bien des commentaires. Les auteurs
et l’éditeur n’y verront sans doute aucun inconvénient sinon qu’ils nous
préviennent et nous nous abstiendrons.
Cette simplification à l’extrême pourrait vite
lasser mais l’auteur ne tombe jamais dans la facilité en s’attardant avec sa
trouvaille narrative, il avance aussi rapidement que le progrès car là est son
propos.
Déjà, vient le meneur qui convainc les forts d’aller
convaincre les faibles d’aller leur chercher à bouffer. Comme le meneur eu
rapidement quelques soucis de stockage de ses parts de richesses, la monnaie
fut inventé et avec elle toute une science pour permettre de la prêter, la
parier, l’emprunter, l’investir et surtout, abuser ceux qui en ignorent les
règles. Le trio salarié-patron-capitaliste est en place. Les profits peuvent
être partagés, aux dépends des plus faibles.
La description des rouages d’un capitalisme
impitoyable nous est servie au prétexte de l’initiation d’un futur héritier par
son père, le petit bonhomme à moustache du Monopoly, aux mécanismes du système.
Cela permet quelques questions et remarques naïves qui soulignent plus encore
sa terrible absurdité : pourquoi gagner encore plus d’argent alors qu’on
en a déjà trop, plutôt que de jouer de la guitare ?
Des notions complexes sont abordées au pied lever et
toujours en se tapant sur les cuisses : la fixation arbitraire du prix
indépendamment de l’offre et de la demande (au contraire de ce qu'on nous fait
croire), la spéculation (y compris à la baisse), la démocratie représentative au
service des intérêts supérieurs du capitalisme,…
De temps en temps, apparaît également un
« affreux journaliste gauchisant » qui vient poser des questions… qui
ne dérangent finalement pas tant que ça.
C’est drôle, noir, juste et forcément cynique
puisque l’est la réalité décrite. La leçon est efficace, la conclusion, par
contre, un peu plus décevante. L’auteur se met en scène pour semer le doute chez le capitaliste et lui faire la leçon : « le capital c’est l’argent
qui manque là où il est nécessaire », « la rentabilité d’un placement
ne garantissant pas qu’il est utile à l’humanité, celle-ci pourrait en
concevoir du ressentiment »,… De même, l’illustrateur qui se met en scène
à son tour, s’enthousiasme sur la prise de conscience grâce à cette BD qui amènera
les lecteurs à faire leur part pour changer le monde. Ce ne sera sans doute pas
si simple.
L’ultime séquence, non dessinée, vient ensuite comme
un remord, de crainte de paraître trop pessimiste, pour faire montre d’un
minimum d’espoir. L’album aurait pu s’en passer.
Ces quelques réserves mises à part, cet album est à
partager et à faire découvrir par tous les moyens.
LA SURVIE DE L’ESPÈCE
Un essai dessiné incisif, humoristique et pas
complètement désespéré.
Paul Jorion & Grégory Maklès
122 pages – 18 euros
Arte Éditions & Futuropolis – Paris – octobre
2012
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