Malgré les puissants moyens de production inventés par le genre humain pendant des milliers d’années, la misère sévit. Au lieu de les appliquer au bien-être de tous, quelques uns se les sont accaparés « dans le cours de cette longue histoire de pillage, d’exodes, de guerres, d’ignorance et d’oppression ». « Se prévalant de prétendus droits acquis dans le passé, ils s’approprient aujourd’hui les deux tiers des produits du labeur humain. »
« Tout est à tous ! » proclame Pierre Kropotkine au nom du « droit à l’aisance ». « L’appropriation personnelle n’est ni juste ni utile. Tout est à tous, puisque tous en ont besoin, puisque tous ont travaillé dans la mesure de leurs forces et qu’il est matériellement impossible de déterminer la part qui pourrait appartenir à chacun dans la production actuelle des richesses. »
« L’aisance pour tous comme but, l’expropriation comme moyen. » L’outillage de production doit devenir propriété commune. Pour cela une révolution sociale est nécessaire, qui songe aux besoins de tous et instaure « la possibilité de vivre comme des êtres humains et d’élever les enfants pour en faire des membres égaux d’une société supérieure à la nôtre », au lieu de rester toujours des « esclaves salariés » dans un « bagne industriel ».
De même que le salariat est né de l’appropriation personnelle du sol et des instruments de production par quelques uns, leur possession commune amènera nécessairement la jouissance en commun des fruits du labeur commun, de la même façon que se sont développés le travail et la consommation en commun dans les communes émancipées du seigneur laïque ou religieux du Xe au XIIe siècles, comme les navires étaient affrétés par les cités pour le bénéfice de tous jusqu’au XIXe siècle, comme les ponts, les routes sont devenus monuments publics, comme à la bibliothèque publique on ne vous demande pas quels services vous avez rendus à la société avant de vous prêter des livres. Ce communisme n’est pas celui des phalanstériens, ni celui des autoritaires allemands, c’est le communisme anarchiste, le communisme sans gouvernement, celui des hommes libres, la synthèse de la liberté économique et de la liberté publique.
L’origine des fortunes est la misère des pauvres. L’expropriation doit porter sur tout ce qui permet de s’approprier le travail d’autrui, et s’envisager à grande échelle pour éviter le retour de la réaction. La révolution devra et pourra garantir à tous le pain, le logement et les vêtements. Kropotkine précise comment y parvenir rapidement et de façon bien plus efficace que part une institution bureaucratique, autoritaire et centralisée : réquisition des greniers et magasins d’alimentation, inventaire de chacun et, « avec cet admirable esprit d’organisation spontanée », mise en place des « volontaires des Denrées » sous la pression des besoins immédiats. « Prise au tas de ce qu’on possède en abondance ! Rationnement de ce qui doit être mesuré, partagé ! »
Il démontre ensuite que les maisons n’ont pas été bâties par les propriétaires mais par des travailleurs. L’argent dépensé par le prétendu propriétaire n’était pas le produit de son travail mais accumulé en rognant les salaires de ceux que la faim a poussé à accepter d’être exploités. L’expropriation doit se faire là-aussi par initiative populaire. Réuni par rues, par quartier par arrondissement, le peuple proclamera la gratuité du logement, la mise en commun des habitations et le droit de chaque famille à un logement salubre. Il se chargera de faire emménager les habitants des taudis dans les appartements trop spacieux des bourgeois.
« Le peuple commet bévue sur bévue quand il a à choisir dans les urnes entre les infatués qui briguent l’honneur de le représenter et se chargent de tout faire, de tout savoir, de tout organiser. Mais quand il lui faut organiser ce qu’il connaît, ce qui le touche directement, il fait mieux que tous les habitants possibles. »
De la même façon, s’imposera la mise en commun des vêtements et le droit pour chacun de puiser ce qu’il lui faut aux magasins communaux.
Le mal de l’organisation actuelle est qu’elle repose sur la recherche de plus-value obtenue par des hommes, des femmes et des enfants « obligés par la faim de vendre leurs forces de travail pour une partie minime de ce que leurs forces produisent ». Kropotkine démontre, calculs à l’appui, que quatre à cinq heures de travail par jour jusqu’à l’âge de 45 à 50 ans, suffiraient à produire tout le nécessaire pour garantir l’aisance de la société. Les travailleurs, après s’être déchargés dans les champs ou les usines, de leur contribution à la production générale, emploieront l’autre moitié de leur journée, de leur semaine, de leur année, à la satisfaction de leurs besoins artistiques ou scientifiques.
« La révolution sociale seule peut donner ce choc à la pensée, cette audace, ce savoir, cette conviction de travailler pour tous. »
Une société régénérée par la révolution saura faire disparaître l’esclavage domestique. La femme sur qui l’homme compte pour se décharger des travaux du ménage, réclame aussi sa part dans l’émancipation de l’humanité. Il ne s’agit pas de lui ouvrir les portes de l’université, du barreau et du parlement car c’est toujours sur une autre femme que la femme affranchie rejette les travaux domestiques, mais de la libérer du travail abrutissant de la cuisine et du lavoir, de s’organiser de manière à lui permettre de prendre sa part de vie sociale.
Afin de convaincre que la libre entente est possible, Kropotkine rappelle quelques exemples de réalisations de groupements humains sans aucune intervention de loi ni tutelle gouvernementale. Ainsi les sociétés de chemins de fer européennes se sont-elles entendues pour faire circuler leurs trains d’un réseau à l’autre sans besoin de légiférer. De même, les volontaires de l’Association anglaise de sauvetage (Lifeboat Association) s’organisent sans argent du contribuable et leurs 293 bateaux ont sauvés 601 naufragés en 1891. Toutes ces prérogatives librement organisées laissent entrevoir ce que sera la libre entente quand il n’y aura plus d’État.
Patiemment et sans aucune agressivité, Kropotkine démonte un à un les arguments des socialistes autoritaires pour défendre le salariat d’une part et l’État d’autre part. Il répond aux objections qui lui sont habituellement répondues, en premier lieu à propos de la paresse et la désorganisation qui seraient inéluctables dès que surviendrait la liberté. Il démontre la supériorité incontestable du travail communal, comparé à celui du salarié ou du simple propriétaire, que le salaire n’est pas « le meilleur stimulant du travail productif ». Dans une libre association de volontaires, celui qui manque de zèle ou néglige sa besogne sera tout simplement invité à chercher d’autres camarades qui s’accommoderont de sa nonchalance. Les méthodes d’enseignement élaborées par un ministère, imposent à huit millions d’écoliers, huit millions de capacités différentes, « un système bon pour les médiocrités » et l’école devient « une université de la paresse » comme la prison est une « université du crime ».
Il réfute l’échelle des salaires inventée pour justifier après coup les injustices, propose d’évaluer les besoins et d’établir leur satisfaction comme objectif de toute production, de supprimer la division du travail, de décentraliser les industries.
« Par le régime parlementaire la bourgeoisie a simplement cherché à opposer une digue à la royauté, sans donner la liberté au peuple. »
Sans prétendre élaborer une feuille de route à suivre à la lettre, Kropotkine propose quelques décisions de bon sens et surtout défend les grands principes d’une société anarchiste avec pragmatisme, conviction et lucidité. Tout ceci semble d’ailleurs tellement évident qu’on mesure la ténacité des gouvernants à marteler que c’est impossible, à détruire ou dénaturer toute tentative.
LA CONQUÊTE DU PAIN
Pierre Kropotkine
Préface d’Élisée Reclus
290 pages – 15 euros
Éditions du sextant – Paris – Août 2017
Première publication en 1892.
Du même auteur :
AGISSEZ PAR VOUS MÊMES
L’ENTRAIDE, UN FACTEUR DE L’ÉVOLUTION
L’ESPRIT DE RÉVOLTE
LA MORALE ANARCHISTE
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