« Tu voteras jusqu’à la lie.
Tu es le sujet idéal de la monarchie républicaine. L’élection par quoi le citoyen délègue et donc abdique sa souveraineté est le pic de jouissance de ta libido citoyenne. Sur ce point comme sur le reste nous sommes à fronts renversés. Tu tiens l’élection pour le lieu exclusif de la politique, je tiens que la politique a lieu partout sauf là. Je sors du jeu au moment où tu y entres. »
Il raille sa « coutumière réticence à l’art engagé » qui maintient l’engagement à un « sujet de philo de terminale », sa quête à obtenir tous les cinq ans « la promesse de faire barrage », c’est-à-dire « en réalité de contrer un effet en soutenant sa cause », son culte du « progressisme », son numéro de duettiste, « chef d’oeuvre de complémentarité », avec le « néo-réac » qui aboie tandis qu’il s’indigne. Il passe en revue son lexique : le Complotisme qui, « vaporisé sur une parole », en « dissout instantanément le contenu en le psychiatrisant », l’Europe qu’il faut défendre contre le Protectionnisme, le Populisme qui suppose le monopole des bas-instincts au peuple, analysant vertement chacun pour parvenir rapidement à la conclusion que sa « conception substantielle et essentialiste du peuple », qui est celle du fascisme, trahit une « haine de la démocratie » (Rancière), une « sainte terreur de l’irruption des gueux dans tes hautes sphères » propres au bourgeois. « Tu es un bourgeois. Un bourgeois de gauche si tu y tiens. (…) Tu es de gauche si le prolo sait se tenir. Alors tu loues sa faculté d’endurer le sort – sa passivité. Tu appelles dignité sa passivité. » « Bourgeois est celui qui, possédant, a quelque chose à perdre. » Conservateur de lui même, de l’ordre libéral et de sa structure de classes. « Ta transition écologique ne sortira pas du cadre de la croissance et de l’accumulation. (…) Tes disruptions ne feront pas rupture avec la finance. Éventuellement avec ses excès, car oui tu le déplores il y a des excès. Un jour tu moraliseras la capitalisme, ce sera un lundi de Pâques. »
L’argumentation est toujours rigoureusement serrée, copieusement nourrie, extrêmement dense. Si on n’en perd jamais le fil, on revient régulièrement en arrière, s’attarde, pour être certain de n’en rien manquer. Dés lors, résumer appauvrit plus encore que d’ordinaire et la tentation de citer difficile à réfréner.
« L’illusion que tout peut changer est nécessaire pour que rien ne change. L’élection est un mal nécessaire. Un mauvais moment à passer. Tu t’en veux d’angoisser, au bout de deux siècles tu devrais savoir qu’il n’y a rien à craindre. »
À celui qui résout ses contradictions en les annulant et l’accuse d’hypocrisie, d’utopisme, de mensonge, l’auteur répond par une description : « J’ose me compter parmi les rares individus dont la pensée n’est pas la stricte projection de leurs intérêts de classe. » Il explique ses lectures critiques et son corps « où persistent des particules populaires », sa préférence précoce pour la justice à l’ordre, « Antigone avec duvet sous le nez », son train de vie, « très en dessous de son patrimoine », ses idées et ses sensations, « non biaisées par la subordination économique », « restées clairement réfractaires » : « mon habitus non bourgeois prime sur ma condition bourgeoise dans la formation de mon système d’opinion ».
« La célébration autoréalisatrice de la fin des idéologies est l’idéologie de ceux qui, ayant tout à perdre, craignent le potentiel destructeur des conflits. Tout ce qui pense en toi est pensé pour conserver. » Il t’explique comment la droite catholique, son « excroissance fasciste », « Trump et tous les mufles autoritaires du monde » te sont vitaux, « pour continuer à briller par contraste », pour ne pas passer pour ce que tu es, pour que « ton héraut, élancé d’un lycée jésuite de province vers le nomadisme bancaire » puisse passer « pour un outsider et titrer son livre-programme Révolution ». Il montre comment « ton voeux de mixité est un voeux d’ordre » ; l’égalité des chances, une illusion pour offrir « aux pauvres les plus disciplinés l’aubaine de devenir toi » ; comment ta critique des clichés et des étiquettes occulte le clivage de classes ; comment ton « exception migrants », envisagée par le seul petit bout de la morale, s’épargne toute analyse structurelle qui montrerait rapidement que « la structure que tu portes et qui te porte fait partie du problème » ; comment « tes serments à répétition » ont fait le lit de la poussée néo-réactionnaire en cours qui s’en prend « à la dictature de la bien-pensance » par un « savoureux renversement lexical » ; comment la modalité « Cool » brouille « la partition binaire entre bourgeois et prolétaires » ; comment ta « Méritocratie » rend l’individu responsable tandis que l’analyse de classe déresponsabilise ; comment l’exception à faire valoir, toujours en embuscade, invalide toute tentative de schématisation, et beaucoup d’autres choses encore.
Son exposé économique est tout aussi dense, incisif et limpide. Il te reproche de prétendre que « l’atavisme fonctionnaire consiste surtout dans le statut que tu as l’obscénité coutumière, toi né riche, de qualifier de privilégié » et défend au contraire son « universalisation ». « Le système économique advenu avec et par la bourgeoisie repose sur une dissimulation, inscrivant la dissimulation dans tes gènes de classe. » « Le monde social est faux avant d’être injuste. »
Si l'auteur reconnait à son lecteur « une certaine capacité à la nuance », « apanage de qui n’a pas besoin que la pensée se transforme en acte », il note qu’il est toutefois « un intermittent de la nuance » car certains de ses refus, dégoûts, appels, sont absolument sans nuance. De même son penchant pour le doute « loin des excès dogmatiques dèzextrêmes », « car la civilisation européenne, c’est l’examen de soi sans complaisance, c’est la pondération de soi par soi, les Cheyennes et les Incas s’en souviennent », n’exclut pas des « convictions indubitables ». « Tu es extrêmement au centre. »
En vérité, un radical n’est pas plus excessif qu’un centriste. C’est son analyse qui est radical et « le remède radical qu’il préconise est à proportion de la radicalité du problème qu’il pointe ou subit. » Le refus de l’excès relève de l’estimation que le problème n’est pas radical. « La radicalité n’est pas la démesure. Elle est même peut-être la bonne mesure de la situation. » Elle se mesure dans le concret de la situation et pas « dans l’absolu de la psychologie abstraite » .
Vif et vivifiant, cet exercice, périlleux au demeurant, évite autant que possible le piège du manichéisme. Prenant sa propre part de contradiction, François Bégaudeau parvient à s’adresser à (presque) tout le monde, pour peu que l’on accepte un minimum la remise en question, puisque le lecteur qu’il interpelle n’est (presque) personne mais un peu tout le monde. Chacun devrait accepter de prendre également sa part. Il précise d’ailleurs que son livre ne cherche pas à démontrer qu’il a raison face à celui qui a tort mais plutôt à lui montrer qu’il ne pense pas… et à l’y contraindre, à l'obliger à cesser de « penser utile », à commencer à chercher plus loin, à penser contre lui-même. Féroce voire caustique, brillant et bienveillant malgré tout.
HISTOIRE DE TA BÊTISE
François Bégaudeau
226 pages – 18 euros
Éditions Pauvert/Fayard – Paris – Janvier 2019
Du même auteur :
COMMENT S’OCCUPER UN DIMANCHE D’ÉLECTION
J'ai redécouvert Bégaudeau à l'occasion de la sortie de ce livre. J'avoue qu'"Entre les murs" ne m'avait pas du tout convaincue. J'ai acheté ce pamphlet et j'ai hâte de le lire à mon tour.
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