À la fin du XIXe siècle, les anarchistes, qui se proposent d’apprendre au peuple à se passer de gouvernement et de propriétaires, comme il commence à se passer de Dieu, qui veulent l’égalité comme condition primordiale de la liberté, représentent la figure de l’ennemi et inquiètent la jeune IIIe République bourgeoise qui voit là le risque d’une atteinte à ses privilèges d’autant qu’ils professent la propagande par le fait, « action politique qui dépasse la simple propagande intellectuelle (…) fondée sur le constat d’échec de l’activité politique légale », mais stigmatisée comme une doctrine de l’attentat, un appel au terrorisme. Ces lois sont présentées comme indispensables bien que le code prévoit déjà tout ce qui est nécessaire pour faire face à la répression. Elles visent l’idée, l’écrit ou la parole censés précéder le passage à l’acte. Une vague d’attentat sert de prétexte à leur adoption. Raphaël Kempf rappelle la série d'événements qui débute par une affaire de violences policières impunies : le 1er mai 1891, tandis qu’à Fourmies l’armée tire sur la foule, à Levallois-Perret des manifestants sont brutalement pris à parti par la police chez un marchand de vin et seront lourdement condamnés. Ravachol, quelques mois plus tard, passera à l’action pour les venger. En décembre 1893, Auguste Vaillant lance un engin explosif dans la Chambre des députés, ne blessant personne et n’interrompant même pas la séance. Il est jugé, condamné et exécuté. Les deux premières lois scélérates sont adoptées deux jours plus tard après une demi-heure de débat et sans que le texte ne soit distribué aux députés. Le 24 juin 1894, Caserio assassine le président Sadi Carnot à Lyon ; la troisième loi est votée un mois plus tard. L’auteur analyse la série de sophismes qui sert à justifier ces adoptions, tout comme après les attentats de 2014-2015 et plus récemment avec la loi qui empêche de manifester, présentée comme protégeant la liberté de manifester. « Le stade orwellien du discours politique dévoile l’autoritarisme d’un régime qui se prétend démocratique et libéral. »
Dès janvier 1894, La Revue Blanche dénonce ces nouvelles lois et publiera en 1899 une brochure reprenant trois articles, de Léon Blum, Émile Pouget et Francis de Pressensé (repris en fin de cet ouvrage, donc), constituant un large front commun depuis le camp antidreyfusard modéré jusqu’aux anarchistes.
Jeune juriste, Léon Blum déconstruit avec précision les mécanismes juridiques mis en oeuvre par ces lois. Celle du 12 décembre 1893 porte une grave atteinte à la liberté d’expression, susceptible désormais de féroce répression. Elle supprime toute les limites de poursuite pour délit de parole créée par la loi de 1881 sur la presse et ressuscite le délit d’apologie de crimes et délits que celle-ci avait abrogé. Quiconque tiendrait des propos déplaisants à l’encontre de l’autorité ou du gouvernement pourra être poursuivi et placé en détention provisoire. Certains points de cette loi n’ont jamais été abrogé. L’article 24 punit encore aujourd’hui la provocation directe à commettre un vol et l’article 52 permet toujours la détention provisoire.
Les anarchistes, n’appartenant pas à des organisations hiérarchisées, ne pouvaient être poursuivis pour crime d’association de malfaiteurs. La seconde loi de 1893 y remédie en poursuivant l’entente, qui peut être fugace ou ponctuelle. Ainsi, l’intention criminelle sans acte d’exécution est poursuivie, lésant l’un des principes majeurs de notre législation. Les coupables peuvent être condamnés aux travaux forcés, suivis d'une possible relégation, c’est-à-dire l’internement perpétuel dans les colonies.
La loi du 28 juillet 1894, la seule a avoir été entièrement abrogée, en décembre 1992, punit toute manifestation extérieure de convictions anarchistes, y compris dans le cadre de conversations intimes, amicales ou familiales. Elle interdit la reproduction des débats lors des procès dans les journaux.
Quelques procès sont rapporté en détails, notamment celui des Trente en août 1894 qui est d’ailleurs un échec retentissant, conduisant à un acquittement général.
L’infraction d’association de malfaiteurs est aujourd’hui utilisée contre des militants politiques, par exemple avec l’affaire dite de Tarnac. La loi du 13 novembre 2014 s’inscrit dans cette tradition puisqu’elle permet de poursuivre le délit de parole en comparution immédiate, en l’assimilant au terrorisme même.
C’est par « retournement du stigmate » que les anarchistes ont dénoncé ces lois comme scélérates, c’est-à-dire criminelles. Sept indices permettent de les identifier :
- « Une loi scélérate est généralement adoptée dans l’urgence et l’émotion d’un événement. »
- « Elle réactive souvent de projets antérieurs qui avaient été rejetés ou restaient dans les tiroirs de quelque parlementaire acharné. » C’est le cas de la loi dite « anticasseurs » du 10 avril 2019 votée à partir du proposition de la droite sénatoriale réactivée.
- « Le discours produit par les défenseurs d’une loi scélérate – gouvernement, parlementaires de la majorité, presse réactionnaire – est fait d’oxymores : on argumente au nom de la défense des libertés fondamentales, alors que la loi nouvelle leur porte directement atteinte. »
- Souvent, au cours des débats, des parlementaires autoproclamés défenseurs des liberté proposent un compromis pour ménager les intérêts de l’ordre public.
- Un usage « infrajudiciaire », usage policier et administratif, est fait des lois scélérates.
- Faite pour certains elle est rapidement appliquée à tous.
- Elle vise l’intention plus que l’acte, la dangerosité potentielle plus que la culpabilité constatée. C’est notamment le cas de la loi de 2010 qui créée le « fameux délit de participation à un groupement formé en vue de commettre des violences ou des dégradations » faisant du manifestant un « malfaiteur présumé », procédant à une « criminalisation de l’intention présumée ». « Cette infraction s’inscrit dans la logique du droit pénal de l’ennemi en ce qu’elle vise la prétendue dangerosité d’adversaires politiques. »
Et Raphaël Kempf de conclure que les lois scélérates visent un ennemi dont les libertés sont légalement suspendues avec pour conséquence de transformer tous les citoyens en ennemis de l’État. Son exposé est un puissant condensé d'arguments pour combattre l'arsenal juridique liberticide qui ne cesse de croître.
L’article de Francis de Pressensé résonne étonnement avec notre actualité : « La France a connu à plusieurs reprises, au cours de ce siècle, ces paniques, provoquées par certains attentats, savamment exploitées par la réaction et qui ont toujours fait payer à la liberté les frais d’une sécurité menteuse. » « Règle générale : quand un régime promulgue sa loi des suspects, quant il dresse ses tables de proscription, quand il s’abaisse à chercher d’une main fébrile dans l’arsenal des vieilles législations les armes empoisonnées, les armes à deux tranchants de la peine forte et dure, c’est qu’il est atteint dans ses oeuvres vives, c’est qu’il se débat contre un mal qui ne pardonne pas, c’est qu’il a perdu non seulement la confiance des peuples, mais toute confiance en soi-même. »
Léon Blum, donc, rappelle dans quelle précipitation ces lois ont été adoptées et dans quelle mesure elles sont des lois de terreur contre des adversaires politiques. « Elles suent la tyrannie, la barbarie et le mensonge. »
Émile Pouget documente leur application par le récit de leurs premières utilisations, parfois de façon rétroactive.
Suivent les textes de ces lois.
ENNEMIS D’ÉTAT
Les lois scélérates, des anarchistes aux terroristes
Raphaël Kempf
Suivi de NOTRE LOI DES SUSPECTS de Francis de Pressensé, de COMMENT ELLES ONT ÉTÉ FAITES de Léon Blum, de L’APPLICATION DES LOIS D’EXCEPTION DE 1893 ET 1894 et de DOCUMENTS SUR L’APPLICATION DES LOIS D’EXCEPTION DE 1893-1894 d’Émile Pouget, et des textes des lois scélérates.
232 pages – 13 euros.
Éditions La Fabrique – Paris – Septembre 2019
https://lafabrique.fr/
Voir aussi :
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire