Ambivalente dès son origine puisqu’elle désignait les pleins pouvoirs accordés pour un temps donné dans le but de sauvegarder l’ordre constitutionnel et de rétablir la légalité, la dictature est synonyme de régime autoritaire, par opposition au régime démocratique. « En 1977, Roland Barthes dénonçait « le fascisme de la langue » construite arbitrairement par d’autres que soi et auquel nul, sous peine d’être incompréhensible, n’est en mesure d’échapper. » À la manière de la langue binaire instrumentalisée dans le roman 1984 de George Orwell, au vocabulaire négatif utilisé pour décrire la dictature (purge, corruption endémique, arrestation des dissidents,…), répondent des euphémismes lorsqu’il s’agit de décrire les démocraties (remaniement ministériel, conflit d’intérêt, interpellations ciblées,…). Le paradigme totalitarisme-monde libre qui a guidé les relations internationales jusqu’en 1989, a trouvé une nouvelle articulation après le 11 septembre 2001, avec la désignation d’un « Axe du Mal ». La « démocratie libérale occidentale » est désormais proclamée, notamment par Francis Fukuyama lorsqu’il annonce « la fin de l’histoire », comme « le point final de l’évolution idéologique de l’humanité et l’universalisation de la démocratie libérale occidentale, comme la forme finale du gouvernement humain ». Eugénie Mérieau note cependant un double-mouvement de dé-démocratisation de la démocratie libérale et de libéralisation des régimes autoritaires. Ces catégories ne sont pas étanches aussi propose-t-elle de dépasser cette « pensée binaire et totalisante » dont la fonction discursive dans l’espace public réduit au silence toute critique de la démocratie, en analysant les différents types de régimes dictatoriaux et observant leurs mutations.
En s’appuyant sur l’analyse des flux et reflux de démocratisation et d’autocratisation, théorisés par Samuel Huntington, elle démonte le lieu commun du déclin des dictatures dans le monde depuis la chute du mur de Berlin, et démontre qu’au contraire, « depuis les années 2000, y compris en France, la démocratie régresse, l’autoritarisme progresse ». De même le paradigme de la transitologie postule la transition mécanique des dictatures vers la démocratie, en suivant les étapes de modernisation du modèle occidental, hypothèse que l’étude des faits contredit et qui relève plutôt d’une volonté d’occidentalisation du monde. Eugénie Mérieau rappelle que ce « modèle » occidental n’a pu être obtenu que par le recours à l’esclavage, à la colonisation, au pillage des ressources. De la même façon, elle confronte à la réalité le supposé archaïsme des dictatures, construction identitaire d’un Occident comme monopole de la modernité, ainsi que la théorie du « choc des civilisations » de Samuel Huntington qui affirme l’incompatibilité des civilisations non occidentales, en particuliers les pays musulmans, avec la démocratie et les valeurs occidentales, mais légitime avant tout la politique étrangère américaine.
En régime autoritaire, une constitution organise tout autant les pouvoirs et les mécanismes institutionnels qui régissent leurs interactions, même s’ils peuvent être concentrés. L’auteur rappelle d’ailleurs l’origine largement illégale, et refoulée, de la Ve République avec « chantage » à la guerre civile exercé par le général de Gaulle, le 13 mai 1958, pour que René Coty lui cède le pouvoir. Il abolit immédiatement la constitution et la remplace. En 1961, il utilise les pleins pouvoirs que lui octroie l’article 16 et menace de supprimer le Conseil d’État qui veut s’y opposer, maintient l’état d’urgence pendant deux ans, puis renforce encore ses pouvoirs en violant la constitution, la faisant réviser par référendum sans le concours du parlement.
La dépendance du pouvoir judiciaire est un des premiers symptômes de dé-libéralisation, comme on peut l’observer ces dernières années en Pologne, Hongrie et Turquie tandis que les régimes autoritaires instrumentalisent souvent son indépendance à des fins de légitimation politique, notamment dans les domaines économique, pour attirer les investisseurs étrangers, administratif, pour discipliner les fonctionnaires locaux, et civil. De la même façon, des élections sont organisées dans la majorité des dictatures permettant la légitimation du régime, le contrôle social par une meilleure connaissance des oppositions, et la cooptation par la pratique du clientélisme. La fraude directe est souvent risquée, au contraire du contrôle du processus électoral en amont. D’ailleurs, le statu quo est souvent plébiscité, préféré à l’inconnu, en tout cas à la guerre civile. Nombre de dictateurs (Hitler, Mussolini, jusqu'à Robert Mugabe) sont arrivés au pouvoir par des voies légales, et non par coup d’État.
Alors qu’au siècle des Lumières, l’exploitation des ressources, y compris dans les colonies, permit aux Européens de dégager suffisamment de surplus pour se consacrer à l’activité intellectuelle, terreau des revendications démocratiques, en ce début de XXIe siècle, les pays les plus riches en matières premières (Angola, Mozambique, Nigeria, Soudan, République Démocratique du Congo, etc) souffrent de la « malédiction des ressources » : guerre, faible qualification de la main d’oeuvre dans les économies extractives, institutions hautement hiérarchisées et centralisées, au contraire des « terres plus récalcitrantes » plus propices à l’éclosion d’une culture d’égalitarisme et d’individualisme. Les populations des États rentiers, les pays producteurs de pétrole par exemple, se satisfont de leur gouvernement autoritaire qui a supprimé toute taxation, faisant disparaître le fondement de la démocratie représentative : le consentement à l’impôt.
Depuis Alexis de Tocqueville, la démocratie ne serait pas le régime idéal pour l’économie et les régimes autoritaires réputés plus favorables à la croissance économique et au développement, le gouvernement disposant de davantage de leviers sur l’économie. Pourtant, l’Allemagne hitlérienne, l’URSS entre 1930 et 1970, la Corée du Sud restent des exceptions qui continuent à entretenir le mythe du « miracle économique autoritaire ». Même la Banque mondiale se fait l’écho de la tentation de pouvoir appliquer les théories des « experts en économie du développement » et leurs politiques d’austérité, en dehors du cadre démocratique, à l’instar des « Chicago Boys » au Chili, aux côtés de Pinochet. On oublie cependant que celui-ci les renvoya lorsqu’une récession majeure frappa le pays en 1982. Ce « premier laboratoire du néolibéralisme » inspira d’ailleurs le tournant néolibéral de Ronald Reagan et de Margaret Thatcher, dans deux grands pays démocratiques.
Le cliché de l’État autoritaire prédateur dans lesquels les dirigeants prélèveraient ressources et taxes à des fins d’enrichissement personnel, nie l’existence d’un « contrat social autoritaire », depuis Bismarck qui posa les premiers jalons des États-providence européens, dans l’Allemagne impérial du XIXe siècle, jusqu’au monarchies du Golfe qui redistribuent la rente du pétrole en subventionnant la population, en échange d’un effacement des droits civils et politiques. De même, l’insertion dans la mondialisation n’est pas signe d’une démocratisation d’une société, selon la « théorie de la cocacolonisation » de Samuel Huntington qui voudrait que d’adoption des modes de consommation américains mènerait à une « américanisation des valeurs » (dont la démocratie ferait partie), mais elle est souvent instrumentalisée pour « blanchir » les violations des droits humains.
Loin de chercher à réhabiliter certains régimes dictatoriaux, Eugénie Mérieau s’emploie surtout à démontrer que la dichotomie entre eux et les démocraties est loin d’être aussi avérée qu’un certain confort intellectuel, ou une certaine paresse, se contente de l’admettre. Ainsi la théorie de « la paix démocratique » est souvent contredite dans la réalité avec les guerres dites « préemptives ». Dans les années 1970, les États-Unis démocratiques soutinrent activement les dictatures militaires d’Amérique latines, dans le cadre de l’ « opération Condor », alliance régionale terroriste qui fit quelques 80 000 victimes. En 2009, Kadhafi plaida pour un rééquilibrage de l’architecture institutionnelle des Nations Unies, notamment la fin du droit de veto au Conseil de sécurité. Mahmoud Ahmadinejad proposa une résolution assimilant le sionisme au racisme, position proche de celle de l’Assemblée générale qui dans les années 1970 dénonçait l’apartheid en Israël au même titre qu’en Afrique du Sud.
Si l’on constate une coopération internationale des régimes autoritaires, elle est plus motivée par une volonté de se protéger contre les efforts de promotion internationale de la démocratie déployés par une poignée de démocraties occidentales, jusqu’à l’ingérence, que par une tentative impérialiste de diffuser l’autoritarisme dans le monde.
Ce ne sont pas les pays désignés par George W. Bush dans son discours de l’Union en 2002, comme l’ « Axe du Mal » qui soutiennent le terrorisme islamique, mais plutôt l’Arabie Saoudite, premier importateur d’armes au monde. Al-Quaïda et Daesh sont une conséquence de la fin des dictatures et prolifèrent après la destruction des pays les plus laïcs de la région (Syrie, Libye, Irak). La lutte anti-terroriste est instrumentalisée par les leaders autoritaires pour se maintenir au pouvoir (Poutine, Bachar el-Assad) et par tous les États du monde pour surveiller leur population.
D’un point de vue psychologique, les caprices, impulsifs et arbitraires, des dictateurs sont plus une stratégie de consolidation du pouvoir en demeurant imprévisible pour entraver les coalitions à son encontre. De la même façon, la répression a priori arbitraire est avant tout dissuasive, par la diffusion de la terreur et l’encouragement à la loyauté. « Le moteur de la terreur est davantage la raison froide et calculatrice que la passion du sang et la jouissance de le voir couler dans d’atroces souffrances. » Si l’esprit de revanche semble animer nombre de dictateurs et « dictatrices », c’est surtout le pouvoir qui est toxique : « on ne naît pas dictateur, on le devient. »
Si les gouvernements autoritaires modernes peuvent être caractérisés par :
- l’illusion d’un pluralisme masquant un contrôle étatique des principales institutions politiques,
- un contrôle des secteurs clés de l’économie nationale réservé à une oligarchie,
- le contrôle de l’information opéré directement par le régime ou par délégation à une oligarchie,
- le bâillonnement économique des médias indépendants plutôt que leur interdiction,
- l’entrave de l’action des ONG dédiés à la protections des droits humains,
- la délégation de la répression politique à la justice,
- la censure des dissidents politiques et des journalistes critiques par la restriction des opportunités économiques et professionnelles.
Ces méthodes de répression et de contrôle social, subtiles et calibrées, ne sont pas le monopole des dictatures. « La dictature apparaît en réalité aujourd’hui comme un objet discursif construit à des fins identitaires de légitimation de la démocratie (et donc de la supériorité de l’Occident). » Eugénie Mérieau nous fournit des outils théoriques à opposer à ceux qui voudraient « disrupter » nos discours alarmants face aux politiques liberticides, par la seule injonction à « Essayez la dictature et vous verrez ! » Elle nous invite peut-être aussi à interroger notre résignation à nous satisfaire d’une bien piètre conception de la démocratie.
Ses doctes démonstrations sont toujours rigoureusement assorties d’exemples et de contre-exemples, permettant de nuancer et révéler l’ambiguïté et la complexité des affirmations qu’elle réfutent. Nuancer n’est pas relativiser, ni absoudre.
LA DICTATURE, UNE ANTITHÈSE DE LA DÉMOCRATIE ?
20 idées reçues sur les régimes autoritaires
Eugénie Mérieau
242 pages – 20 euros
Éditions Le Cavalier bleu – Collection « Idées reçues » – Paris – Octobre 2019
www.lecavalierbleu.com
De la même auteure :
GEOPOLITIQUE DE L’ÉTAT D’EXCEPTION
Dans cette intéressante interview qui donne un parfait aperçu du contenu de son ouvrage, Eugénie Mérieau explique que l’origine de celui-ci vient du constat de la différence de traitement flagrante entre les manifestations à Hong-Kong et celles des Gilets jaunes :
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