12 décembre 2024

GEOPOLITIQUE DE L’ÉTAT D’EXCEPTION

Alors que l’état d’exception, c’est-à-dire « l'exception au principe de l’État de droit », semble s’imposer comme la réponse « technique » à tous les défis (terrorisme, pandémies, crises de la démocratie représentative,…), Eugénie Mérieau en propose une analyse historique, juridique et géopolitique.

Elle explique tout d’abord que l’état d’exception a pour effet juridique « objectif » de concentrer le pouvoir aux mains de l’exécutif, et comme effet juridique « subjectif » de suspendre les droits et les libertés individuels garantis. S’il a pour « ancêtres antiques et médiévaux » la dictature romaine et les différentes conceptions de l’État de nécessité, il appartient avant tout à la tradition libérale de l’État de droit et naît avec les Lumières. Son ancêtre direct est la loi martiale, d’invention britannique, qui consiste en un triple-transfert, en temps de paix, du pouvoir législatif, exécutif et judiciaire des autorités civiles vers les autorités militaires. Tout comme la dictature romaine s’exerçait en état d’urgence à l’intérieur des frontières de la ville où aucune formation militaire ne pouvait pénétrer armée en temps ordinaire, et en permanence aux frontières de l’empire, la pensée libérale établit une distinction et une coexistence entre différents ordres juridiques, en fonction des territoires et des populations concernées.
Les pouvoirs « standards » de l’état d’urgence sont : l'internement administratif, individuel ou collectif des personnes considérées comme dangereuses, l'interdiction de réunion, les couvre-feux, le contrôle de l’information et un régime dérogatoire d'immunité en matière pénale pour les forces de sécurité. « L'état d'urgence permet les violations des droits humains et protège ceux qui les commettent. »
Selon la pensée libérale, le commerce, comme liberté économique, et la démocratie, comme liberté politique, sont « les moyens de la paix mondiale ». La « paix démocratique », théorisée par Emmanuel Kant, et la « paix capitaliste » ou du « doux commerce », attribuée à Montesquieu, sont la matrice libérale de la guerre juste. Au nom de la liberté en métropole, les philosophes libéraux, de John Locke à John Rawls, seront les avocats de cet état d'exception « aux marges de l’empire ». Les théories du contrat social, à la suite de Hobbes, reposent sur l’analogie avec l’état de guerre des États européens, à l’époque où celui-ci rédige Le Leviathan (1651).
Eugénie Mérieau rappelle que les avocats des libertés individuelles, condamnent le principe de l’esclavage tout en participant directement à ce commerce. Cette contradiction est « résolue » grâce à la notion d'état d'urgence, reposant sur le dualisme barbare/civilisé. « L'état d'urgence aux marges serait donc un moyen de préserver la “normalité“ au centre. » Hannah Arendt définit l’impérialisme comme la mise au service d'une bureaucratie aux intérêts du capital via l’idéologie de la race, à partir du XVIIIe siècle. Elle fustige l'hypocrisie des droits de l'homme qui sont, selon elle, avant tout ceux du citoyen, excluant toute une partie de l’humanité.
Le concept d’état d’urgence permet donc de résoudre la contradiction entre l’état de droit et les suspensions de celui-ci, grâce au caractère dual du droit libéral. « C'est l'ambition de cet essai que de faire apparaître les continuités de la pensée libérale de l'État de droit/l'état d'urgence au service d'un projet politique dont l'actuelle mondialisation du droit, adossée à son état d'urgence mondialisé, est la dernière manifestation » et par là même de révéler le libéralisme comme un autoritarisme.


Pendant le Moyen-Âge, le monde occidental repose sur le droit divin, dicté par Dieu, le droit naturel, issu des lois de la Nature, et le droit positif, rédigé par les hommes. Pour faire appliquer le premier et exercer une juridiction universelle, le Pape édicte des bulles pontificales sur lesquelles s’appuient les souverains européens pour légitimer leurs conquêtes. Ainsi la bulle Romanus pontifex de 1455 leur permet de déclarer leurs, les terres non chrétiennes dites terra nullius. Au XIIIe siècle, Thomas d’Aquin codifie la doctrine de la « guerre juste », déclarée par une autorité juste, pour une cause juste et avec une intention juste.
L’inventeur du droit international, Francisco de Vitoria (1480-1546) donne deux conférences fondatrices en 1532, intitulées De Indis Noviter Inventis (À propos des Indiens que nous venons de découvrir) et De Jure Bellis Hispanorum in Barbaros (À propos du droit de la guerre des Espagnols sur le barbares) dans lesquels il critique les arguments qui dénient la souveraineté des peuples indigènes sur leurs terres : leur barbarie et leur absence d’âme supposées, leur mode de vie nomade sans pratique d’agriculture et le dominium universel revendiqué par l’Espagne. Il conclut que les Espagnols n’avaient aucun droit de coloniser les Indes, sur le fondement des doctrines juridiques existantes, mais que les Indiens leur refusant la libre circulation, les Espagnols étaient en droit de se défendre, selon l’application d’un droit de la guerre (juste) spécifique. En les incluant dans le droit international, il leur octroie un devoir d’hospitalité et de commerce. La proclamation d’égalité entre les nations se fait au prix de la supériorité de celui qui la proclame !
Hugo Grotius (1583-1645), théologien et juriste néerlandais, inspirateur du traité de Westphalie (1648), publie en 1625 Droit de la guerre et de la paix, dans lequel il oppose les guerres de conquête qu’il juge illégitimes, aux guerres justes, dont le motif est juste, toutefois réservées aux seuls Européens.
Impossible de reprendre ici toutes les références citées par l’auteure, bien que cela soit passionnant. Si la Convention de La Haye ratifiée suite à la conférence sur le droit de la guerre en 1899, définit celui-ci, elle laisse à la discrétion des nations civilisées le choix de l’appliquer ou pas aux « barbares ». Ainsi les principes adoptés sont-il immédiatement violés lors des guerres de conquêtes coloniale, puis entre « nations civilisées » au cours des deux guerres mondiales. En 1977, le protocole additionnel des Conventions de Genève concède aux peuples colonisés que leurs guerres de libération nationale soient reconnues comme des guerres et non plus comme des « opérations de police » des puissances occupantes. Puis, la guerre contre le terrorisme, en 2001, reprend la doctrine de la « guerre juste » et la rhétorique opposant civilisés et barbares. Ainsi, « au XXIe siècle, les arguments de la guerre juste de Thomas D’Aquin, datant du XIIIe siècle sont à peine reformulés ou actualisés. » En 2005, est également adoptée par l’Assemblée générale des Nations unies, une clause de « responsabilité de protéger », autorisant à intervenir sans le consentement d'un État, pour stopper un génocide par exemple.


Eugénie Mérieau revient plus en détail sur les origines de l’État de droit (et sur ses exceptions), notamment sur les contradictions qui animaient certains de ses principaux artisans.
Ainsi, John Locke (1632-1704), fondateur du libéralisme politique, a théorisé le « droit de la résistance à l’oppression » tout en étant impliqué dans le commerce des esclaves, au point de rédiger la Constitution de Caroline (1669), dont l’article 110 stipulait que « chaque personne libre de Caroline doit avoir pouvoir et autorité absolus sur ses esclaves nègres ». Pour lui, l’Amérique correspond à l’état de nature, autorisant la possession de la terre sans consentement. Il justifie la nécessité d’un pouvoir discrétionnaire, en cas de circonstances exceptionnelles, qu’il nomme « prérogative ».
De la même façon, Montesquieu (1689-1755) articule principe humaniste et exception. « Dans L'Esprit des lois, les analyses concernant le despotisme et l'esclavage sont rattachées aux chapitres concernant le climat et les pays orientaux ; et non dans les chapitres sur la liberté ou la constitution qui, eux, traitent des pays européens et en particulier de l'Angleterre. »
Le principe du « sol libre » en France et en Angleterre, stipulant que tout esclave foulant le sol de ces pays est réputé immédiatement affranchi, est remis en question, dans la crainte de « la perméabilité des deux ordres juridiques », jusqu’à son rétablissement en France par la Révolution française.

La doctrine de la souveraineté s'affirme au XIXe siècle en même temps que se consolident les État-nation européens. Ceux-ci élaborent un droit international public qu'ils proclament universellement applicable, sans la participation des puissances non occidentale à son élaboration, selon la doctrine de la reconnaissance : la souveraineté d'un État doit être reconnue par les États européens avant que celui-ci puisse en jouir. Dès lors, de nombreux territoires, non reconnus comme sujets de droit international, vont être colonisés au nom du principe, hérité des Lumières, selon laquelle les relations commerciales feront obstacle à la guerre. Mais pour que le despotisme imposé aux peuples colonisés ne corrompe pas la liberté et la démocratie de la métropole, les penseurs libéraux du XIXe siècle vont théoriser un droit dual. John Stuart Mill (1806–1873), ardent défenseur de la liberté d'expression, du pluralisme politique, de la séparation des pouvoirs, des libertés individuelles et de l'État de droit, est également partisan et artisan de l'empire britannique, notamment en Inde. Selon sa vision évolutionniste de la société, il incombe aux nations civilisées de faire progresser les « sauvages » et les « barbares » sur le chemin de la civilisation par l'ouverture au commerce et la diffusion de la liberté politique, au moyen d'un « despotisme civilisateur ». Son voyage en Amérique du Nord permet à Tocqueville (1805-1859) de constater que les Britanniques ont été de « meilleurs » colonisateurs que les Français. Aussi s’engage-t-il pleinement dans la colonisation de l'Afrique et notamment de l’Algérie : « Je crois que le droit de la guerre nous autorise à ravager le pays et que nous devons le faire soit en détruisant les moissons à l'époque de la récolte, soit dans tous les temps en faisant de ces incursions rapides qu'on nomme razzias et qui ont pour objet de s'emparer des hommes ou des troupeaux. » Il est le premier libéral à théoriser un système dual dictature/démocratie au sein d'un même état appliqué à deux groupes différents : un État de droit pour les Français, afin d'attirer les colons, et un état d'exception pour les algériens, pour les garder. Eugénie Mérieau montre comment la législation française a intégré toute une déclinaison de législations spéciales pour ses colonies, jusqu’au Code de l’Indigénat (1875). Tandis que l'Irlande fait office de « laboratoire du droit d'exception » pour les Britanniques.
Pour que la loi martiale puisse s'appliquer en périphérie, il est nécessaire de « maintenir l’irréductible altérité du colonisé par l’artifice de la race et de la religion » et de « produire une dissociation radicale des ordres juridiques grâce a la naturalisation de l'état d'exception dans les colonies ».


Le premier congrès de droit comparé qui se tient en 1900 à Paris, en marge de l
Exposition Universelle, propose d’établir un droit commun à l’humanité, tout en classant et hiérarchisant les cultures, en dégageant des « lois » de l'évolution des sociétés du stade primitif au stade moderne. Instituée par le traité de Versailles en 1919, la Société des Nations (SDN) crée un système de mandats pour « offrir une protection internationale » aux peuples jusque là sous contrôle de l’Allemagne et de l’Empire ottoman, sorte de « colonialisme éclairé ».
En marge de la SDN est créée l’Organisation internationale du travail (0IT) qui autorise le travail forcé, dans les colonies uniquement, sous couvert de promouvoir le travail décent.
La clause de « la nation la plus favorisée » est reformulée, par exemple, dans la Charte atlantique, signée en août 1941, laquelle, plutôt que de garantir aux peuples la souveraineté sur leurs matières premières, les obligent à les rendre accessibles à tous.
« Après 1945, les clauses dérogatoires permettant aux États de suspendre l'application des traités en cas d’ « urgence » et sur un territoire donné se diffusent partout dans le droit international de protection des droits de l’homme. » Les pouvoirs coloniaux les imposent aux colonies qui souhaitent ratifier les traités internationaux relatifs à la protection des droits de l’homme, dans l’objectif de ne pas leur offrir la protection de ceux-ci : résistances à l’ordre colonial et velléités d’indépendance ne sont pas considérées comme relevant du droit de guerre. « En droit international des droits humains, les clauses dérogatoires – de la clause coloniale à la marge d’appréciation, en passant par la clause d'état d’urgence – illustrent une fois de plus le paradigme libéral de la suspension des libertés pour quelques uns comme condition de l’“universalité“ des droits. »


En 1947, l’économiste autrichien Friedrich Hayek fonde la Société du Mont-Pèlerin, avec Ludwig von Mises et le créateur de « l’école de Chicago », Milton Friedman. S’ils rejettent l’intervention de l'État dans l’économie, ils défendent le droit, garanti par l'État, afin de préserver « la liberté » (des contrats et droits de propriété). Ils préconisent des systèmes « duaux » conciliant liberté en matière économique et dictature en matière politique. Pour conseiller les rédacteurs des constitutions post-indépendances, voire les rédiger directement, des « experts », européens et américains, parcourent le monde : la constitution doit garantir un exécutif fort, qui saura mater les rebellions et protéger investisseurs et propriétaires. Le « Consensus de Washington » promeut « une sorte d'état d'urgence économique permanent ». Dans La Route de la servitude (1944), Friedrich Hayek (1899–1992) considère que le totalitarisme est caractérisé par l'intervention de l'État dans l'économie pour modifier le social, tandis que l'autoritarisme n’est, selon lui, qu'une pratique autoritaire du pouvoir. Ainsi, les pouvoirs présidentiels d'urgence au Portugal et la loi martiale au Chili ont, toujours selon lui, permis la mise en place de la « liberté » (économique) et les progrès du capitalisme. Milton Friedman (1912-2006) a formé les Chicago Boys qui aideront Pinochet à mettre en place un « traitement de choc » néolibéral à l’économie du pays. Il inspire aussi les programmes d’ « ajustement structurel » de la banque mondiale et du FMI, appliqués des années 1960 à 2000 aux pays du Sud. Poursuivant cette « généalogie », Eugénie Mérieau analyse la nouvelle constitution du Chili, adoptée en 1980, qui constitutionnalise l’état d’urgence et protégé les investisseurs, notamment étrangers : « La politique économique n'a pas à être soumise à un processus démocratique, même minime. » Nous invitons le lecteur à jeter un œil au moins à ces quelques pages (118 à 122) particulièrement édifiantes. La « mission civilisatrice » se nomme désormais « mission de développement : « il faut exporter le libéralisme, support de la paix capitaliste, si besoin via la dictature ».

Avec l’effondrement de l’URSS, l’administration américaine se cherche un nouvel ennemi pour justifier le maintien de l'OTAN et le subventionnement de l'industrie militaro-industrielle par les fonds publics. La première guerre du Golfe servira de « laboratoire initial » : il s’agit de « démocratiser le monde » en imposant la démocratie libérale, les droits de l'homme et le marché, aux pays identifiés comme « dangereux » – c’est-à-dire « hostiles à l’hégémonie américaine – pour assurer la paix mondiale, credo que reprendra les Nations unies.
Dans les 1970, le philosophe américain Michael Walser (1935-) justifie la guerre juste au nom de « l'urgence suprême », terme emprunté à Winston Churchill qui l’utilisa en mai 1940 pour expliquer sa décision de raser les villes allemandes… en totale violation du droit de la guerre, créant un précédent historique qui autorisera les Américains à bombarder Hiroshima et Nagasaki. En droit de la guerre, cibler les civils s’appelle du terrorisme. Puis, John Rawls (1921-2002) poursuit ce travail, dans la continuité de la théorie de la paix démocratique de Kant, en théorisant « l'exception de l'urgence suprême » qui permet aux sociétés démocratiques d'engager des guerres préventives, même en attaquant des populations civiles, dès lors qu'il s'agit de neutraliser des États hors du droit ou en passe de le devenir. La doctrine de l’intervention d’humanité mute en « responsabilité de protéger ». La théorie de la paix libérale-démocratique est également défendue par les politistes Michael Doyle (1948-), Francis Fukuyama et Larry Diamond, et justifiera l’expansion de l’OTAN.


Les organisations internationales ont joué un rôle majeur dans les trois grandes crise mondiale du début du XXIe siècle.
Après les attentats terroristes contre le World Trade Center, en 2001, le Conseil de sécurité des Nations unies, grâce à la force contraignante du chapitre VII de sa Charte, a enjoint tous les États du monde à se doter d'un état d'urgence antiterroriste, en modifiant leurs législations, voire leur constitution, et leur a demandé de mieux « fermer » leurs frontière, en particulier en ce qui concerne les demandeurs d’asile. Initialement pensé comme organe exécutif il devient « législateur global ».
Dans la crise financière des subprimes en 2008 et celle des dettes souveraines en 2010, la Banque centrale européenne s'est octroyée le pouvoir de prêter – contrairement à ce que la règle lui interdisait de faire – moyennant austérité et réformes politiques dans les pays récipiendaires, à l'encontre des traités, les dépouillant de leur souveraineté fiscale et de leur autonomie budgétaire.
Durant la pandémie mondiale du Covid, l'organisation mondiale de la santé (OMS) a encouragé les États à se doter d'un état d'urgence sanitaire. S’affranchissant du droit international, ces organisations ont contraint les États à se doter de législations d'urgence, leur permettant de déroger aux droits humains garantis par les traités : « Une sorte de Constitution mondiale est en train de se mettre en place, et elle a déjà sa panoplie d'états d'urgence. »


« L'état d'urgence n'est pas une aberration ou anomalie dans une histoire linéaire de progrès vers les droits de l'homme et la démocratie… Il est la condition même de cette histoire, de ce « conte de fée » libéral, qui doit rester caché dans la périphérie, comme on cache les canalisations d'évacuation des eaux usées… sans lesquelles pourtant rien ne fonctionne et tout suinte de façon pestilentielle. » Avec cet exposé extrêmement clair et synthétique, Eugénie Mérieau replace l’état d’urgence, « zone d’ombre de la pensée libérale », au centre de la théorie et de la pratique du droit libéral : « L’état d'urgence produit de l'exclusion pour mieux pouvoir clamer l'universalisme de l'État de droit. » Brillant et implacable !

Ernest London
Le bibliothécaire-armurier

GEOPOLITIQUE DE L’ÉTAT D’EXCEPTION
Les mondialisations de l’état d’urgence
Eugénie Mérieau
176 pages – 21 euros
Éditions Le Cavalier bleu – Paris – Septembre 2024
www.lecavalierbleu.com/livre/geopolitique-de-letat-dexception


Du même auteur : 

LA DICTATURE, UNE ANTITHÈSE DE LA DÉMOCRATIE ?



Voir aussi :

LE CHOIX DE LA GUERRE CIVILE

LE CHOIX DU CHÔMAGE




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