On a souvent signalé que Denis Vairasse affirmait dans La Grammaire méthodique (1681) que « le féminin dérive du masculin et qu’il en dépend ». Or le genre n’est pas le sexe et si cette idée de subordination et de soumission semble correspondre à la version biblique de la création de la femme à partir de l’homme, elle reflète aussi la tradition d’analyser les phrases comme des constructions hiérarchiques. Cela semble un peu court pour statuer sur sa misogynie alors qu’il ne s’exprime pas directement sur les femmes et qu’il utilise les mêmes termes à propos de la généalogie des mots.
Claude Fabre de Vaugelas quant à lui, auteur des Remarques sur la langue française, utiles à ceux qui veulent bien parler et bien écrire (1647), est accusé de préconiser que le masculin doit l’emporter en grammaire au motif que « le masculin est plus noble que le féminin ». Lui non plus ne parle que de forme grammaticale et non pas de sexe dans son ouvrage qui ne prétend nullement construire un système grammatical. Dans le passage incriminé, il rappelle effectivement la prédominance du genre masculin selon la grammaire latine avant de rajouter que dans l’usage ordinaire, au nom de l’harmonie sonore, l’accord de proximité d’un adjectif succédant à un nom féminin est privilégié, souplesse qui a d’ailleurs sa préférence. Non seulement il ne préconise pas une masculinisation du français mais décrit une « inclinaison au genre féminin » dans un langue qui semble surtout loin d’être stabilisée.
Car non seulement les mots, se détachant de leur origine, ont tendance à changer de genre, comme « pour n’y reconnaître rien d’étranger », « pour les affranchir et naturaliser », comme le remarque Pierre de la Ramée dans sa Grammaire (1572), mais ils peuvent varier selon l’énonciateur, poète ou orateur, provincial ou parisien, et selon les circonstances.
Par ailleurs, Louis-Augustin Allemand, avocat grenoblois, auteur sans succès de Nouvelles observations ou Guerre civile des français sur la langue (1688), à qui Gilles Magniont a d’ailleurs emprunté son titre, féru d’étymologie, raconte comment il sollicite l’avis de sa femme quant à l’usage, aveu que l’on a peine à imaginer dans un précis de grammaire actuel. Avec la multiplication des salons et la diffusion de la culture mondaine, la langue de la conversation devient, pour cette société, « l’idéal de la langue », situant le bon usage loin des cloaques provinciaux et populaires, mais aussi des bibliothèques et des savants, considérés comme infréquentables pédants. La hiérarchie n’est pas celle que l’on attendait puisque la différence des rangs compte plus que celle des sexes.
La « masculinisation » de la langue française ne semble pas s’arrêter à la mise à l’index d’activités prestigieuses (poétesse, philosophes, autrice, peintresse,…) mais à bien d’autres catégories (borgnesse par exemple) et surtout, le critère retenu par Andry de Boisregard dans ses Réflexions, ou remarques critiques sur l’usage présent de la langue française (1689), considéré comme un « ultra » de l’Académie dans les études de genre actuelles, est le « conseil d’oreille ». Difficile d’y trouver un « système idéologique ».
« On ne trouve décidément pas trace de cet effacement du genre féminin supposé frapper les femmes d’invisibilité. » Et dans son Dictionnaire, Furetière soupçonne plutôt l’inverse : « Le génie de notre langue est de féminiser autant que l’on peut. » « Parler d’une réforme sexiste n’a donc aucun sens. De quel cadre institutionnel serait-elle sortie ? Les remarqueurs parlaient en leur nom, les académiciens en étaient encore à délibérer, les points de langue qu’on discutait ne visaient qu’à régler la conversation de quelques milliers de courtisans dont la « grammaire » n’avait rien de commun avec ce qu’on entend désormais sous ce terme. »
De la même façon, Gilles Magniont se penche sur d’autres pièces du dossier contre ceux qui propagent la « fiction » du « machisme grammatical ». Est souvent cité Nicolas Beauzée, qui affirme dans sa Grammaire générale (1767) que « le genre masculin est réputé plus noble que le féminin, à cause de la supériorité du mâle sur la femelle ». D’autres passages démontrent pourtant que son soucis est purement syntaxique : le genre permet de déterminer sûrement et nettement la corrélation entre les mots et d’éloigner infailliblement toute incertitude. « La grande hantise de la grammaire du 18e siècle, ce n’est pas les femmes, c’est l’ambiguïté, qu’il s’agit, à coup de règles et de restrictions, de toujours davantage réduire. » En replaçant la remarque de Beauzé dans son contexte, on comprend que l’auteur signale un rapport – certes d’infériorité très daté – parmi d’autres, qui reflète dans la langue la hiérarchie dans l’ordre de la création. L’évolution fondamentale de la langue concernait alors le rapport aux objets inanimés par l’usage du pronom qui permit de reconnaître la supériorité des êtres animés.
Dans son Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle (1866-1876), Pierre Larousse nous apprend à l’article « Genre » que la distinction étendue aux êtres inanimés leur assigné un sexe « sans doute par la comparaison que l’on établit entre leurs qualités et celles des êtres animés, soit mâles, soit femelles », tout en signalant des variations selon les idiomes : « Nulle logique universelle des mots, aucun genre qui découlerait naturellement de la nature : Larousse signale justement ce que la langue doit à la culture et à ses contingences. » L’abbé Girard notait déjà en 1747 que l’attribution du genre n’était pas le fait de la raison et des sciences qui lui sont attachées, mais déterminée par l’ « imagination », par un « rapport » qu’on « voit » en les choses et les sexes, tandis que l’académicien François Régnier-Desmarais, au début du 18e siècle, confirmait que certaines attributions du genre ne seraient que le fruit du « hasard » et d’autres découleraient de notre regard sur le monde, comme une extension de la conscience de soi. Au-delà de bouts de phrases et de morceaux de paragraphes isolés, impossible, donc, d’établir la généalogie d’une conception oppressive.
Pourtant, voici venu le temps des réformes destinées à lutter contre les stéréotypes de genre. Gilles Magniont passe en revue les différentes injonctions institutionnelles : « penser épicène » pour échapper à la répartition binaire, pratiquer l’écriture inclusive, préférer la fonction ou l’autorité à la personne, privilégier les formes du singulier collectif,… Démarches parfois contradictoires puisqu’il s’agit tantôt d’accentuer la différence, tantôt de la neutraliser. Il note qu’en désamorçant les représentations sexistes par diverses opérations lexicales et syntaxiques, sont travesties d’autres réalités. Les rapports économiques et sociaux sont, par exemple, euphémisés en laissant le sexe dans l’ombre. Le débat lui semble surtout imposer de se positionner idéologiquement puisque les usages graphiques « non discriminants » permettent désormais d’afficher son soucis de l’égalité femmes/hommes.
Lecture particulièrement intéressante tant certaines affirmations semblent aujourd’hui admises comme absolument irréfutables. Gilles Magniont ne recherche pas pour autant et à tout prix à prendre le contre-pied un peu snob d’une pensée dominante mais mène ici une enquête parfaitement sérieuse et méticuleuse pour en démontrer le manque de bien fondé, dans un style alerte et recherché fort agréable.
GUERRE CIVILE DES FRANÇAIS SUR LE GENRE
Gilles Magniont
172 pages – 16 euros
Éditions On verra bien – Limoges – Mars 2020
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