9 mai 2020

LE SAVANT ET LE POLITIQUE

Dans ces deux conférences, classiques de la sociologie et de la théorie politique, Max Weber, fondateur de la sociologie allemande, étudie les figures du savant et du politique selon une approche socio-historique et surtout une interrogation éthique.


La Profession et la vocation de savant (1917).

Il compare les statuts de l’assistant américain, rétribué dès le début de ses études mais qui peut être renvoyé à tout moment s’il ne correspond pas à ce qu’on attend de lui, c’est-à-dire s’il ne remplit pas les salles, à celui de l’assistant allemand qui prend le risque de ne jamais accéder à une position qui suffise à subvenir à ses besoins mais bénéficie d’une sorte de droit moral. Le premier est surchargé pendant ses jeunes années puisque rémunéré, tandis que le second, relégué à dispenser les seuls cours secondaires, dispose de temps pour le travail scientifique. Le hasard, plus que le mérite, contribue aux sélections et aux nominations. Il faut avoir les qualifications de savant et d’enseignant, mais c’est la fréquentation de ses cours qui concourt à une carrière académique, et l’affluence est déterminée pour la plus large part, par le tempérament, la capacité oratoire. La tâche pédagogique de la transmission de problèmes scientifiques sous une forme accessible à un individu dépourvu de formation capable de parvenir à une pensée autonome, relève d’un don personnel indépendant de toute qualité scientifique.
Max Weber explique également qu’un point de vue scientifique est condamné à être dépassé, c’est même son but, que l’intellectualisation et la rationalisation croissantes ne signifient pas une connaissance générale toujours plus grande des conditions de vie dans lesquelles nous nous trouvons – le sauvage sait comment se procurer de la nourriture – mais le « désenchantement du monde ». Avec le mythe de la caverne, Platon a démontré avec enthousiasme que la vocation de la science était de révéler la vérité. Puis, la Renaissance a élevé l’expérience rationnelle au rang de principe de la recherche en tant que telle. Avec les sciences exactes de la nature, aujourd’hui, on n’espère plus trouver les traces des intentions de Dieu concernant le monde. « S’il y a quelque chose qui soit propre à tuer à la racine la croyance qu’il y a quelque chose comme un « sens » du monde, ce sont bien ces connaissances. » Dès lors, quel est désormais le sens de la science comme vocation ? Un travail scientifique suit une logique et une méthode, et présuppose que ses résultats méritent d’être connus. L’enseignant doit s’abstenir de prendre position politiquement, sans pour autant renoncer à analyser scientifiquement formations politiques et positions des partis. « Le prophète et le démagogue n’ont pas leur place sur la chaire d’une salle de cours. » La science apporte « des connaissances concernant les techniques qui permettent de maîtriser la vie par le calcul », « des méthodes de pensée, c’est-à-dire les instruments et la formation requise pour les utiliser » mais aussi la clarté et le sens des responsabilités. Ainsi, l’enseignant peut présenter la nécessité de choisir entre la fin et les moyens, par exemple, mais ne peut faire plus sans se transformer en démagogue. Cependant « nous pouvons obliger un individu à se rendre à lui-même des comptes quand au sens ultime de sa propre action, ou du moins nous pouvons l’aider à le faire ». Max Weber s’exprime en tant que savant lui-même. Il conclut son discours, après avoir dégager une forme d’éthique : « La science est aujourd’hui une « profession » pratiquée pas des spécialistes, au service de la connaissance de soi et de la connaissance des conditions objectives, elle n’est pas un don de la grâce que posséderaient des voyants et des prophètes, et en vertu duquel ils dispenseraient des biens de salut et des révélations, elle n’est pas non plus une partie de la réflexion des sages et des philosophes sur le sens du monde. »


La Profession et la vocation de politique (1919).
S’appuyant sur la déclaration de Trotsky lors des discussions de Brest-Litovsk (1918) : « Tout État se fonde sur la violence », Max Weber définit sociologiquement l’État moderne comme une communauté humaine qui, à l’intérieur d’un territoire donné, « revendique pour elle-même et parvient à imposer le monopole de la violence physique légitime », c’est-à-dire considérée comme légitime. Cette légitimité repose sur trois justifications : l’autorité de l’ « éternel hier », c’est-à-dire « des moeurs sanctifiées par une validité immémoriale et par l’habitude acquise de les respecter », l’autorité du charisme des chefs, et la domination en vertu de la croyance à la validité d’une codification légale.
La « politique » signifie « le fait de chercher à participer au pouvoir ou à influer sur sa répartition ». Quiconque fait de la politique aspire au pouvoir, soit pour le pouvoir lui-même, soit comme moyen au service d’autres buts, idéaux ou égoïstes. Max Weber s’intéresse tout particulièrement au charisme purement « personnel » du « chef », dans lequel « s’enracine l’idée de vocation dans son expression la plus extrême », pour celui qui est « plus qu’un petit parvenu vaniteux et opportuniste ».
Le phénomène du chef politique est particulier à l’Occident, apparu sur le sol de la cité-État, avant tout dans la culture méditerranéenne, puis dans la figure de « chef de parti » parlementaire, dans le cadre de l’État constitutionnel. Pour imposer leur domination, les pouvoirs politiques ont besoin de constituer un état-major administratif et des moyens matériels d’administration. Le développement de l’État moderne s’est amorcé par l’expropriation des détenteurs de pouvoirs administratifs « privés » et indépendants, qui existaient à côté de lui, en parallèle avec le développement de l’entreprise capitaliste par l’expropriation progressive des producteurs indépendants.
On peut faire de la politique sa profession en vivant « pour » la politique, ce qui implique nécessairement un recrutement « ploutocratique », ou bien « de » la politique à condition qu’elle soit rétribuée. « L’idéalisme politique implacable et sans présupposé se rencontre, sinon exclusivement, du moins précisément chez ceux qui, du fait de leur absence de fortune, sont tout à fait extérieurs aux couches qui ont intérêt au maintien de l’ordre économique d’une société déterminée, » notamment dans « les époques qui sortent du quotidien », les époques révolutionnaires. De nombreux partis sont des « chasseurs de postes » pour leurs partisans et modifient le contenu de leur programme « au gré des chances de la pêche aux voix ».
Les hommes politiques professionnels sont apparus au cours de la lutte des princes contre les États, au service des premiers, lorsque ceux-ci abdiquèrent progressivement de leur autocratie au profit des fonctionnaires spécialisés dans les finances, les techniques de la guerre ou les procédures juridiques, qui leur avaient permis de remporter cette victoire. Le développement de la puissance du parlement, en Angleterre, puis sur le continent, a favorisé le développement des « cabinets ».
Le fonctionnaire authentique se doit d’administrer de façon non partisane, sans faire de politique. La prise de parti, la lutte, la passion sont réservées à l’homme politique. Selon Max Weber, le fonctionnaire confronté à un ordre qui lui semble erroné, peut et doit émettre des observations, mais il doit l’exécuter, scrupuleusement et exactement, s’il est maintenu, sous la responsabilité personnelle des autorités qui se sont obstinées. « Sans cette discipline morale, au sens le plus élevé du terme, sans cette abnégation, tout l’appareil s’effondrerait. »
Il revient sur l’apparition et le fonctionnement de la « démocratie plébiscitaire » en Angleterre et surtout en Amérique, qu’il nomme « dictature reposant sur l’exploitation des masses ». Le « spoil system » qui permet au président élu de désigner 300 à 400 000 fonctionnaires parmi les militants de son parti en récompense de services rendus, ne fut techniquement possible qu’en Amérique où les opportunités économiques encore illimitées pouvaient sans préjudices immenses, laisser subsister une corruption et un gaspillage sans équivalent. Cette « machine » laisse apparaître la figure du « boss », « entrepreneur capitaliste politique » qui recherche le pouvoir en tant que tel et comme source d’argent. Il n’accepte en général aucun poste, hormis celui de sénateur. Il n’a pas de principes politiques fixés, ni d’idéologie et ne se soucie que ce qui rapporte des voix.
Max Weber développe une éthique de l’homme politique professionnel. « L’homme politique doit donc surmonter en lui-même, chaque jour et à chaque heure, un ennemi tout à fait trivial et trop humain : la vanité tout à fait commune, qui est l’ennemie mortelle de tout dévouement à une cause et de toute distance, dans notre cas de la distance à l’égard de soi-même. » « Il n’y a en définitive que deux sortes de péchés mortels dans le domaine de la politique : l’absence de cause et (ce qui est souvent, mais pas toujours, la même chose) l’absence de responsabilité. La vanité, c’est-à-dire le besoin d’occuper le devant de la scène de la manière la plus visible possible, est ce qui induit le plus fortement l’homme politique à la tentation de commettre l’un ou l’autre de ces péchés, voire les deux. C’est d’autant plus le cas quand le démagogue est contraint de compter avec l’ « efficacité ». Pour cette raison précisément il court toujours le danger de se transformer en histrion, ainsi que de prendre à la légère sa responsabilité pour les conséquences de son action, et de ne s’inquiéter que de l’ « impression » qu’il fait. Faute d’engagement pour une cause, il est tenté de rechercher l’apparence brillante du pouvoir plutôt que le pouvoir réel, et faute de sentiment de responsabilité, de jouir du pouvoir simplement pour lui-même, sans but substantiel. » Le devoir de vérité est inconditionnel pour l’éthique absolue qui ne s’interroge pas sur les conséquences. Une action d’inspiration éthique peut être motivée par « l’éthique de la conviction » qui dédouane de la responsabilité son auteur, ou par « l’éthique de la responsabilité » selon laquelle les conséquences de l’action doivent être assumées personnellement par son auteur. « Et aucune éthique au monde ne peut dire quand et dans quelle mesure la fin bonne du point de vue morale « sanctifie » les moyens et les conséquences accessoires moralement dangereux. » Cependant, « l’éthique de conviction et l’éthique de responsabilité ne sont pas des contraires absolus, mais elles se complètent l’une l’autre, et c’est ensemble seulement qu’elles constituent l’homme authentique, celui qui peut avoir la « vocation pour la politique ». » À supposer que nous ne soyons pas morts intérieurement, peut se présenter un jour ou l’autre pour chacun d’entre nous, une situation où nous éprouvons réellement cette responsabilité pour les conséquences et où nous devons dire : « Je ne peux pas faire autrement, je m’arrête ici. » (Luther).

 

Il n’est pas inutile de connaître le contenu exact de ces deux textes très souvent cités.


 


LE SAVANT ET LE POLITIQUE
La Profession et la vocation de savant
La Profession et la vocation de politique
Max Weber
Préface, traduction et notes de Catherine Colliot-Thélène
212 pages – 10 euros
Éditions La Découverte – Paris – Octobre 2003
Texte de conférences prononcées respectivement en novembre 1917 et en janvier 1919 à Munich






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