« Depuis la nuit des temps les Kurdes se battent contre les tentatives de colonisation ou de conquêtes des puissances étrangères, tant et si bien que la résistance fait partie intégrante de leur mode de vie et de leur culture. » Leur nom remonte à l’époque sumérienne : il y a 5 000 ans, kur signifiait « montagnes », kurti ,« peuple des montagne ». Leur territoire s’étend sur 450 000 km2, entouré de zones de peuplements persan, azéri, arabe et turc anatolien. Abdullah Öcalan revient brièvement sur leur histoire, depuis 6000 avant J.-C. jusqu’à la division du Kurdistan par l’établissement des frontières entre l’Iran et la Turquie avec le traité de Qast-i-Chirin en 1639, puis la fin de l’Empire ottoman, lorsque l’Angleterre et la France redessinent les frontières du Moyen-Orient en plaçant le Kurdistan sous le joug de la République turque qui appliqua une stricte politique d’assimilation, du trône du Paon iranien qui emprunta une voie similaire, de la monarchie irakienne et du mandat franco-syrien qui mirent fin aux efforts d’émancipation kurde. Ces puissances hégémoniques ont alors nié les Kurdes et leur existence en tant que groupe ethnique, interdisant la pratique de leur langue natale, et utilisé la religion et le nationalisme pour préserver leur suprématie.
Abdullah Öcalan raconte ensuite l’histoire du PKK, depuis sa fondation en novembre 1978 comme mouvement de libération nationale, jusqu’au 14 février 1999, date de son enlèvement à Nairobi, alors qu’il en est le président. Il pointe la contradiction dialectique entre la structure hiérarchique du parti, similaire à celle des États, et les principes de démocratie, de liberté et d’égalité. Il regrette l’idéalisation de la guerre en tant qu’outil stratégique, comme « poursuite de la politique par d’autres moyens », et préconise le recours à la force armée pour la seule légitime défense. Cette réorientation politique et idéologique a transformé « une défaite apparente en un chemin vers de nouveaux horizons ». « Pour le PKK, le droit des peuples à l’autodétermination ne passe pas par la création d’un État-nation kurde. » Le confédéralisme démocratique est le « modèle de coordination d’une nation démocratique non-étatique », dans lequel minorités, communautés religieuses, groupes culturels ou spécifiques de genre, peuvent s’organiser de manière autonome. Le modèle de gouvernance fédérale peut ensuite s’étendre au-delà des frontières pour créer des structures démocratiques internationales. « Une économie proche du peuple devrait être fondée sur le principe redistributif ; elle devrait être axée sur la valeur d’usage et non être régie , aussi exclusivement, par l’augmentation de la plus-value et du volume d’affaires. » Il s’agit de transformer « une production à but lucratif » en « production fondée sur le partage ».
Considérant que la question kurde ne peut être résolue par la violence, le PKK a déclaré plusieurs cessez le feu unilatéraux et a proposé à la société turque que les Kurdes puissent être libres de s’organiser, sans remettre en cause le cadre de la République laïque. « Un État qui nie la réalité finira inévitablement par se retrouver au bord du précipice. »
Abdullah Öcalan revient sur l’origine de l’État-nation, en remplacement de l’ordre féodal. « L’État-nation est un État centralisé, aux attributs quasi divins, qui a totalement désarmé la société et monopolise l’usage de la force. » « Sa bureaucratie garantit le fonctionnement du système, la base de la production des biens ainsi que les profits engrangés par les acteurs économiques concernés. » Il assimile toutes les cultures afin de créer une culture et une identité nationale unique. Il impose une citoyenneté homogène. « La citoyenneté moderne n’est rien d’autre qu’un passage de l’esclavage de la sphère privée à l’esclavage public de la sphère étatique. Le capitalisme ne peut dégager de bénéfices sans ces armées d’esclaves modernes. La société nationale homogène est la société la plus artificielle jamais créée ; elle résulte d’un immense « projet d’ingénierie sociale ». » Toutes les idéologies du pouvoir et de l’État ont leurs origines dans l’exploitation des femmes, comme « réservoir de travail bon marché », objet sexuel et marchandise. « Le capitalisme et l’État-nation sont le monopole du mâle despotique et exploiteur. »
Dès lors, un État-nation kurde n’est pas adapté aux besoins du peuple kurde, car il n’est qu’un modèle d’administration centralisateur au service des monopoles, qui considère comme légitime l’usage de la coercition, au contraire du confédéralisme démocratique, système flexible, multiculturel et antimonopoliste fondé sur le consensus. « Les monopoles économiques, politiques, idéologiques et militaires ne sont que des constructions, contredisant la nature de la société en se contentant de viser l’accumulation de surplus. » « L’histoire de la modernité représente quatre siècles de génocide physique et culturel au nom d’une société unitaire imaginaire. Le confédéralisme démocratique est, en revanche, un acte d’autodéfense contre cette histoire et met l’accent sur la constitution de formations politiques diverses, multiethniques et multiculturelles. »
Abdullah Öcalan démontre aussi comment le confédéralisme démocratique est une solution pour les peuples du Moyen-Orient, les Kurdes, les palestiniens et tous les autres, mais aussi pour le monde entier. Pour s’opposer aux Nations-unies, qui sont une association d’États-nations sous la direction de superpuissances, il propose d’établir une Union mondiale démocratique confédérée.
Les cinq mille ans d’histoire de la civilisation peuvent se résumer à l’histoire de l’asservissement des femmes, esclavage construit et perpétué, au niveau idéologique, par l’usage de la force puis par le contrôle de l’économie. Au cours de l’époque néolithique, un seul ordre social existait, organisé autour de la femme : un « socialisme primitif » caractérisé par l’égalité, le partage et la liberté, qui ne permettait pas la propriété ni une répartition du travail entre les sexes fondée sur des rapports de force. Puis, l’alliance entre le chaman et l’ « ancien » contribua à construire l’idéologie de la domination masculine, « le premier (et le plus long) pourvoir hiérarchique et patriarcal, celui de la gouvernance sacrée ». Le développement des techniques, notamment d’irrigation fournit le surplus de production nécessaire à l’établissement de sociétés étatiques basées sur la marchandisation, la valeur d’échange et la propriété. « La prise de contrôle sur le clan familial représente la première forme réelle d’organisation de la violence. » La propriété privée nécessité l’établissement de la paternité, afin d’assurer la transmission de l’héritage aux enfants, principalement masculins. La réduction à l’état de femme au foyer représente la première forme d’esclavage et la « première rupture sexuelle majeure ». « L’influence sociale de la femme, fondée sur la production, a été remplacée par l’influence sociale de l’homme fondée sur la guerre et le pillage. » Les religions monothéistes ont ensuite intensifié le patriarcat, accomplissant la seconde grande rupture sexuelle : « Traiter les femmes comme des êtres inférieurs est alors devenu un commandement sacré de Dieu. » Si chaque famille s’est développé comme le petit État de chaque homme, Abdullah Öcalan ne propose pourtant pas de renverser cette institution sociale mais de la transformer en abandonnant la « revendication de propriété sur la femme et les enfants » pour un « compagnonnage naturel ». L’homme doit se transformer en abandonnant « la figure du mâle dominant » et réaliser ainsi la troisième grande rupture sexuelle.
Dans le dernier texte, Abdullah Öcalan revient sur la notion d’État-nation à laquelle il oppose sa conception de nation démocratique, fonctionnant sur le mode de l’autogouvernance et l’autonomie, reposant sur une économie délivrée des monopoles, une écologie en harmonie avec l’environnement, une technologie compatible avec la nature et l’humanité. S’il reprend ici certains idées déjà présentées, il les développent considérablement. « L’idée qu’il faille, pour résoudre les problèmes sociaux et nationaux, s’associer à l’État-nation est l’aspect le plus tyrannique de la modernité. Si l’on s’attend à ce qu’un outil source de problèmes soit aussi source de solutions, nous allons vers une augmentation de ces problèmes et un chaos sociétal. Le capitalisme est, en soi, la crise civilisationnelle la plus profonde. L’État-nation, instrument de cette crise, est l’organisation de la violence au stade le plus développé de l’histoire sociale ; il est la société assiégée par la violence du pouvoir ; il est l’outil utilisé pour maintenir par la force l’unité de la société et l’environnement après qu’ils ont été désintégrés par la loi capitaliste et industrielle du profit maximal. » Il met en garde contre toute tentation de renverser l’État au risque qu’un nouveau s’établisse pour combler le vide. Il préconise plutôt de réduire la portée de celui-ci par la démocratie (directe) et accroître la sphère de liberté de la société, réduire le nombre des valeurs que l’État s’est approprié.
Ouvrage d’une grande clarté, à la portée universelle tout en éclairant un contexte local. Une belle surprise notamment par l’importance accordée à la libération des femmes.
LA RÉVOLUTION COMMUNALISTE
Écrits de prison
Abdullah Öcalan
258 pages – 10 euros
Éditions Libertalia – Montreuil – Février 2020
www.editionslibertalia.com
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