20 avril 2021

FONTAINES - Histoire de l’éjaculation féminine de la Chine ancienne à nos jours

Retraçant l'histoire de l'éjaculation féminine, Stephanie Haerdle montre comment celle-ci, pourtant admise et même parfois révérée de la Chine ancienne à l’Inde, a été niée, refoulée, tabouisée en Europe à partir de la fin du XIXe siècle. Cette histoire est aussi celle de la femme et de son plaisir, celle du corps féminin, de sa célébration ou de sa dévalorisation, car la médecine et l’anatomie, longtemps aux mains des hommes, ont été modelées selon des perspectives, des attentes et besoins masculins.

Dans la Chine ancienne, l’union érotique entre un homme et une femme est bien plus qu’une activité destinée à la reproduction, relève de la technique culturelle, de l’art corporel, de la pratique médicale et de l'assouvissement voluptueux du désir. Les fluides sexuels de la femme jaillissent d'une source intarissable, celle-ci peut donc multiplier les orgasmes,  alors que l’homme, ne disposant que d’une quantité limitée de semence, doit contrôler son éjaculation, sauf lorsqu’une grossesse est souhaitée, pour conserver sa force vitale précieuse. « Pendant le sexe, on assiste à un renversement des rôles sociaux : le pénis est “invité“ dans le vagin de la femme. »

En Inde aussi, le sexe est une pratique physique et spirituelle. Si la femme, sur le plan social, est entièrement dépendante de l'homme, en amour elle est en droit d'exiger de lui tous les égards. L’éjaculation fait partie intégrante de l'orgasme pour la femme comme pour l’homme. Un seule terme, en sanskrit, désigne d'ailleurs les deux éjaculats. Dans le bouddhisme tantrique, la mixtion des fluides sexuels permet d'atteindre l’illumination spirituelle. « L'estime de la femme, la célébration du corps féminin, l'égalité de l'homme de la femme et la rencontre sans hiérarchie des corps dans l'acte sexuel sont autant d’aspects qui rendront le tantra si intéressant à partir des années 1960 pour les mouvements d'émancipation occidentaux, les hippies, les féministes ou adeptes du New Age. L’hypothèse de la conception des enfants par le mélange des semences féminines et masculines apparait dans le Rig-Veda (seconde moitié du deuxième millénaire avant notre ère) et dans le Taittiryasamhita (-800). La quantité de celle qui prédomine fixe le sexe de l’enfant. Des quantités égales aboutissent à la conception d’un enfant du troisième sexe.

Dans l'Antiquité grecque et romaine, le désir et le plaisir sexuel de la femme sont négligés. « Par principe, la femme est considéré comme une version défectueuse de l’homme, une créature passive, inférieure sur le plan anatomique, physiologique et psychologique. » Seule compte dorénavant, la fonction de la semence féminine dans la procréation, jusqu’à la théorie aristotélicienne de la semence unique.
Les théoriciens du Moyen Âge débattent des deux théories principales de la conception : semence unique ou deux semences. Jusqu'au XVIIIe siècle, l'existence de la semence féminine reste admise. Jusque-là, les théologiens de l'église catholique demeurent convaincus de l'importance de l'éjaculation féminine dans la conception. Pour des raisons médicales, la femme doit orgasmer et éjaculer régulièrement. Si la masturbation féminine est considérée comme un péché et un acte de luxure au Moyen Âge, elle peut être prescrites dans le cadre de la « gestion de la semence ».
La semence procréatrice de la femme et son éjaculation au moment de l’orgasme sont également omniprésentes dans les textes littéraires et médicaux du Moyen Âge arabe : « La sexologie musulmane de l'époque défend l'idée que le plaisir et l'orgasme féminins sont essentiels et ne doivent pas dépendre de l'orgasme de l’homme. »

Au XVIIIe siècle, le corps féminin est considéré comme un corps à part entière, et non plus comme une version moins réussie du corps masculin. Les différences entre les sexes sont associés à des anatomies distinctes. La médecine fournit des arguments qui vont définir le rôle de la femme au sein de la société de la famille, consacrant son infériorité. « La femme devient l’“Autre“ », le sexe faible. Le fluide sexuel féminin disparaît des écrits et subit une pathologisation. Si le vagin est bien lubrifié pendant le sexe pour rendre la pénétration plus agréable, un second liquide est inutile et seul l’ovule, découvert en 1672 par Reinier de Graaf, contribue à la procréation. Au milieu du XIXe siècle, la semence devient exclusivement masculine et l’idée jusque-là largement répandue selon laquelle l’ovulation serait provoquée par l’orgasme, perd du terrain. « La certitude que les femmes conçoivent même sans orgasme s’impose. »

Fortement documentée, Stephanie Haerdle rapporte les différentes études et théories scientifiques qui prétendirent comprendre et décrire l’anatomie féminine. Ainsi, l’éjaculation féminine fut longtemps considérée comme une « miction involontaire », ce qui explique « la tabouisation et le refoulement de l'éjaculation féminine au XXe siècle, dont nous ressentons toujours les effets aujourd’hui. » Si la prostate féminine, qui produit une grande partie de l'éjaculat féminin, fait l'objet d’écrits et de recherches depuis deux mille ans, elle est placée, comme le clitoris et l'éjaculation, sous le signe de la découverte et de l'oubli successifs. Présentant d'importantes variations d'emplacement et de forme, son étude s'est toujours avérée compliquée. Malgré sa description précise par Reinier de Graaf dès 1672, confirmée en grande partie par l'état actuel des connaissances, les découvertes anatomiques des glandes vestibulaires majeures par Caspar Bartholin (1655-1738) et des glandes para-urétrales par Alexander Skene (1838-1900) vont entraîner des confusions et la faire disparaître pendant deux siècles. Mais nous n'entrerons pas ici dans les détails.
La médecin américaine Mary Jane Sherfey (1918-1983) montre que l'embryon est féminin à l’origine, pour se distinguer à la sixième semaine en ébauche masculine : « L'évolution féminine se fait donc de manière linéaire, tandis que l'évolution masculine consiste en une “déviation“de la structure fondamentalement féminine. » « Chaque élément de l'appareil génital humain trouve son équivalent chez l'autre sexe. »


Le mouvement féministe allemand pour la santé des femmes libéré la parole, mettant d'autres médecins sur la piste de l'éjaculation féminine et du tissu érectile de l’urètre. « Découverte » du point G, « réappropriation » du clitoris et description de sa partie invisible à l’intérieur du corps, toutes ces nouvelles observations sont minutieusement rapportées par l’auteure, ainsi que le kunyaza, technique sexuelle pratiquée au Rwanda et au Burundi, procurant aux femmes des orgasmes parfois multiples, avec des éjaculations abondantes. Le rôle des activistes nord-américaines Shannon Bell, Annie Sprinkle et Deborah Sundahl, dans la reconquête par les femmes de leur pouvoir, est longuement évoqué. « Le corps éjaculant n’est pas un corps maternel, c’est un corps sexuel, autodéterminé, agressif. Pour Bell, l’éjaculation est synonyme de prise de pouvoir, d’auto-affirmation, d’autonomie, une démonstration de sa propre réalité corporelle. » « Pour elle, il n’existe qu’un seul corps humain, et les frontières entre masculin et féminin sont fluctuantes. » « Ce n’est pas un hasard si les personnes qui contestent l’ordre hétéronormatif et binaire, gender terrorists, lesbiennes ou gender déviants sont aussi précurseurs en matière d’éjaculation. Pour Bell, le corps féminin éjaculant est le corps postmoderne par excellence. »


En conclusion, Stephanie Haerdle affirme que l’éjaculation féminine permet de démontrer que « les concepts binaires qui ont cours depuis plus de deux cents ans dès lors que l'on décrit les corps féminin et masculin non aucun sens ». « Les rôles passif ou actif, donnant ou recevant, fort ou faible, pénétrant ou pénétré, baiseur ou baisé, ne sont pas des caractéristiques des corps en soi, mais des constructions culturelles, qui poursuivent un but idéologique. Il est nécessaire de porter un regard nouveau sur nos corps, de trouver d’autres mots. » Elle défend le concept de « circlusion » introduit par l'autrice et artiste Bini Adamczak, qui permet d'exprimer l'action du vagin qui aspire, enserre, retient, et évoqué l'idée d'englober, d’enfiler, par opposition à la notion de pénétration. Il ne s'agit pour autant pas d'introduire une nouvelle injonction.

En empruntant un angle original, Stephanie Haerdle donne à lire une histoire du corps de la femme, de sa place dans la société.

Ernest London
Le bibliothécaire-armurier

 

FONTAINES
Histoire de l’éjaculation féminine de la Chine ancienne à nos jours
Stephanie Haerdle
Traduit de l’allemand par Stéphanie Lux
312 pages – 20 euros
Éditions Lux – Collection « Poche » – Montréal – Avril 2021
luxediteur.com/catalogue/fontaines/
 

 

 

 

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