En 1936, George Orwell se rend dans le Nord de l'Angleterre pour étudier les conditions de vie des mineurs des régions industrielles. Il dort dans les dortoirs des pensions avec les chômeurs et les ouvriers, descend dans les galeries des mines de charbon et témoigne, sans jamais oublier qu’issu des classes moyennes, il ne pourra jamais franchir toutes les barrières culturelles et sociales.
Il décrit avec force détails les chambres, les pensionnaires, « la saleté, la pestilence et les repas infâmes » de la triperie-pension des Brooker où il réside pendant quelque temps. Et puisque notre civilisation repose sur le charbon, il décide d’observer de près le processus d’extraction pour mesurer vraiment la tâche qu’accomplissent les mineurs. Avec eux, il franchit à plat ventre des rangées d’étais pour voir ces hommes à moitié nus agenouillés chargeant la houille sur le convoyeur et le travail effroyable des abatteurs, dans la chaleur intense et suffocante, la poussière, le fracas incessant des machines. La descente par la cage lâchée dans le vide et dont la vitesse peut dépasser les quatre-vingt-quinze kilomètres à l’heure, l’impressionne particulièrement, de même que les kilomètres (un à cinq en général mais jusqu’à huit) de galeries à parcourir pour rejoindre le front de taille sans un seul endroit où se tenir debout. Ces temps de déplacement ne sont d’ailleurs jamais comptabilisés dans la journée de travail du mineur. « Vous, moi, le rédacteur en chef du Times Literary Supplément, les poètes et l'archevêque de Canterbury et le camarade X, auteur du Marxisme à l'intention des nourrissons, nous devons tous, au bout du compte, le confort relatif de notre existence à de pauvres hères qui triment sous terre, noircis jusqu'aux yeux, la gorge emplie de poussière de charbon, poussant leur pelle à la force de leur bras et de leurs abdominaux d’acier. »
La plupart n’ont pour se laver qu’une cuvette d’eau. Peu de houillères sont équipées (au frais des mineurs !) de douches collectives sur le carreau. Ce qui « n’empêche pas les vieilles dames des pensions de Brighton de jacasser : “Donnez leur des salles de bains, à ces mineurs, ils y mettront leur réserve de charbon“. »
George Orwell calcule précisément leurs revenus et obtient des sommes assez différentes que les moyennes en général évoquées, basées sur des évaluations optimales, sans jours chômés (qui sont pourtant loin d’être rares) et sans les frais de toutes sortes (location de la lampe, contribution à l’affutage des outils,…) déduits de leur rémunération.
Il visite aussi leurs maisons, dont la plupart sont « indignes d’une habitation humaine », pitoyables logis infestés de punaises dont les meubles sont sans doute faits de carton ou de lattes de tonneaux. Certains vivent dans des roulottes, très anciennes est en mauvais état, des vieux bus à un étage, de simple chariot avec une bâche en guise de toit, tout en payant presque le même loyer que pour une maison. L’élimination de ces taudis implique un essaimage de la population, leur dispersion en périphérie. Dans ces nouveaux lotissements, le nombre de commerces est strictement limité, les grandes chaînes de magasins privilégiées, les pubs bannis, portant un sérieux coup à la vie communautaire.
Au-delà des 2 millions de sans-emploi officiels, il découvre une réalité tout autre : les personnes à charges des chômeurs ne sont par comptabilisées, tout comme les travailleurs dont le salaire est insuffisant, les retraités, les indigents,… Si bien que la population de sous-alimentés est certainement supérieure à 10 millions, peut-être proche de 20. À l'analyse économique, il adjoint une étude sociologique : « Les familles sont affectées par la pauvreté, mais le système familial tient le coup. En fait, les gens vivent comme une version étriquée de leur ancienne existence. Mais, au lieu de pester contre leur sort, il est rendu tolérable en réduisant leur train de vie », mais pas nécessairement en supprimant le superflu au profit des biens de première nécessité. « Des pans entiers de la population ouvrière pallient partiellement le manque du plus strict nécessaire par l'accès à des articles de luxe bon marché, qui superficiellement adoucit leur sort. » « Les ouvriers n'ont pas sombré dans la révolution ni perdu leur dignité ; ils ont gardé leur sang-froid et ont simplement tiré le meilleur parti possible de leurs petits luxes de pacotille. » « La démocratisation des produits de luxe dans l'après-guerre a été une aubaine pour nos gouvernants. Certainement que le fish and chips, les bas en viscose, le saumon en boîte, le chocolat à bas prix (cinq barres de soixante grammes pour 6 cents), le cinéma, la radio, le thé noir et les paris sportifs ont à eux tous évité une révolution. » De la même façon, il a enquêté sur l’alimentation, constatant que des choses « gouteuses » sont plus plaisantes qu’une nourriture saine et insipide. « Le chômage est un tourment continuel qui appelle un réconfort permanent, notamment par l'absorption de thé, l'opium du peuple anglais. » Le piteux état de la dentition des gens de la classe ouvrière est la preuve évidente de leur malnutrition. Dans le Nord, le faible coût du charbon allège grandement le poids du chômage.
Dans une seconde partie, George Orwell s'interroge sur les rapports de classe et analyse l’échec des socialistes à séduire les classes populaires. Il explique qu'indépendamment d’une stratification par tranches de revenus, un système de castes plus ou moins visible coexiste dans la société anglaise. Bien qu'en voie d’extinction, la classe moyenne supérieure s’efforce de sauver les apparences, « quelque plate ou rembourrée que fût sa bourse », entretenant « une façade semi aristocratique ». Les plus désargentés, appartenant au segment inférieur, partirent en Inde, au Kenya au Nigéria, pour continuer à jouer les gentlemen à moindre frais. « La vraie bourgeoisie, celle qui se situe dans la tranche des 2000 livres par an et plus, se sert de son argent comme d'une épaisse couche de molleton qui l'isole de la classe qu'elle pille. » Il montre comment « l'abîme infranchissable des distinctions de classe » repose essentiellement sur des préjugés profondément ancrés. C'est pourquoi un bourgeois qui embrasse la cause socialiste continue à fréquenter sa propre classe avec laquelle il est beaucoup plus à l'aise qu’avec des membres de la classe ouvrière censés penser comme lui. Le récit de son propre parcours illustre son analyse. À partir de son expérience en Birmanie, dans la police impériale indienne, il a élaboré « une théorie anarchiste en trois points : tout gouvernement est mauvais, le châtiment fait toujours plus de mal que le crime, et les gens se tiendront convenablement si on leur fait confiance et si on les laisse tranquille. » Puis, refusant de continuer à « participer à ce détestable despotisme », il commence à réfléchir à la condition de la classe ouvrière anglaise et, embarrassé par « un énorme fardeau de culpabilité », il cherche à s’extraire du monde de la respectabilité. Sa fréquentation des milieux populaires à Londres finit de faire céder « la barrière des classes », même si par bien des aspects elle demeure.
Le socialisme relève d'un bon sens si élémentaire qu’il est étonnant qu'il ne se soit pas imposé de lui-même : « l’idée que nous devions tous coopérer et veiller à ce que chacun accomplisse sa part de travail et obtienne sa part de nourriture paraît si évidente que l'on serait tenté de dire que personne ne pourrait la rejeter, sauf à avoir quelque intérêt égoïste à se cramponner au système actuel. » Pourtant, manifestement, la cause du socialisme recule. Aussi, pour sa défense, George Orwell décide de s’en prendre à ses partisans, responsables selon-lui de le desservir.
Relevant autant du journalisme que de la littérature, du reportage que de l’enquête sociologique, Le Quai de Wigan demeure un texte majeure et exemplaire dans l’histoire de la critique sociale.
Ernest London
Le bibliothécaire-armurier
LE QUAI DE WIGAN
George Orwell
Traduction de Clotilde Meyer et Isabelle Taudière
Préface de Jean-Laurent Cassely
336 pages – 21 euros
Éditions Flammarion – Collection « Climats » – Paris – Avril 2022
editions.flammarion.com/le-quai-de-wigan/9782081435483
Titre original : The Road to Wigan Pier, Victor Gollancz Ltd, Londres 1937.
Du même auteur :
HOMMAGE À LA CATALOGNE
LA FERME DES ANIMAUX (nouvelle traduction)
1984
Voir aussi :
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