Le journaliste Luc Blanchard rejoint sa compagne Lucille en marge d’une manifestation des ouvriers du bâtiment devant la sous-préfecture de Pointe-à-Pitre et assiste à la violente répression que ceux-ci subissent : certains ne se relèveront pas. Son enquête pour tenter d’innocenter Lucille, poursuivie pour sa proximité avec le Gong, mouvement indépendantiste auquel appartenait son oncle, première victime des tirs policiers, le conduit dans les coulisses d’une Ve République qui ne s’embarrasse guère de légalité.
En guise de prologue, Thomas Cantaloube raconte l’émeute déclenchée quelques jours plus tôt par l’agression raciste d’un cordonnier de rue par un commerçant qui l’insulte et lance son chien contre lui : sa boutique est incendiée et les forces de l’ordre l’exfiltre de l’île. Témoignage des humiliations permanentes et de l’incandescence du climat social : « une colère montée des tréfonds de l’esclavage » prête à s’exprimer à la moindre étincelle.
Puis, il installe rapidement le contexte socio-politique sur lequel survient la manifestation du 24 mai et les massacres qui s’ensuivent. « Ce n'est pas un affrontement entre flics et grévistes qui dégénère, c'est quelque chose qui remonte des tréfonds de notre histoire. Les gens sur la place de la Victoire ont complètement oublié les demandes d'augmentation. Ils se battent maintenant contre l'injustice, contre ce qu'ont subi leurs parents, leurs grands-parents et toutes les générations avant. Les policiers en face, eux, tout ce qu'ils voient, ce sont des Noirs qu'il faut remettre à leur place ! »
Le « procès des Guadeloupéens » qui suivra est l’occasion de rapporter des extraits de déclarations qui rendent compte de sa politisation : « L'accusation, représentée par l'avocat général, n'imputait nullement aux prévenus les violences des 26 et 27 mai 1967, mais le fait que le GONG avait cherché à instrumentaliser ces évènements pour attiser la colère des Guadeloupéens et propager une doctrine de séparatisme. »
En parallèle aux recherches de Blanchard qui vont le conduire dans l’entourage du préfet, responsable de ce maintien particulièrement musclé de l’ordre, et chez les békés les plus influents, dont la propre demi-soeur de Jacques Foccard, l’homme de l’ombre de de Gaulle, évoluent deux autres personnages, rencontrés dans les précédents volumes de cette trilogie romanesque consacrée aux poubelles de la Ve République, permettant d’explorer davantage la face nébuleuse de ces réseaux. Sirius Volkstrom, alias Peter Grass pour l’occasion, est mandaté par la CIA pour installer dans les Antilles françaises un camp d’entrainement, en vue d’une opération anticastriste. Il sympathisera avec Lionel Legeay, le discret adjoint du préfet, obnubilé par les risques de décolonisation, qui lui confiera à demi-mot avoir lui-même exécuté des manifestants aux côtés des gendarmes. Antoine Lucchesi, rangé du Milieu marseillais, convoie des voiliers entre la métropole et les Antilles, et découvre les petits trafics des riches Blancs : « Ce sont des rentiers ! Leur vieille économie sucrière est en train de se casser la figure depuis deux ou trois décennies et ils cherchent à la remplacer par le fric de l'État. Payer les fonctionnaires 40 % en plus afin de les ponctionner derrière avec un prix des denrées faramineux. » Ce trio qui se croise peu, semble fonctionner comme trois facettes complémentaires d’un même personnage : tandis que le premier demeure bloqué aux apparences légales du pouvoir, supputant ce qu’elles peuvent cacher, le second pénètre dans les coulisses par la voie diplomatique et le troisième plonge dans les recoins les plus crapouilleux.
La démonstration de la continuité entre l’origine coloniale de la gestion de l’ordre public est bouclée avec la figure du préfet Delbotte qui débuta sa carrière en Indochine, en Algérie, à La Réunion avant de réprimer l’émeute de mai 67 en Guadeloupe, dans un élan paranoïaque, persuadé d’une manipulation indépendantiste, avant de créer la première Brigade anti-criminalité dans le tout jeune département de Seine-Saint-Denis, avec laquelle se clos cette histoire.
Thomas Cantaloube, mêlant suspens et action, restitue fidèlement cet épisode méconnu, dernière répression sanglante d’un soulèvement social… avant le récent retour d’une brutalité assumée. C’est plaisant, bien documenté et instructif. On entretiendra, qu’hier comme aujourd’hui, on ne compte pas des morts qui ne comptent pas !
Ernest London
Le bibliothécaire-armurier
MAI 67
Thomas Cantaloube
368 pages – 19 euros
Éditions Gallimard – Collection « Série noire » – Paris – Mai 2023
www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Serie-Noire/Mai-67
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