Des cadavres de pisteurs, sans doute au service de braconniers, sont retrouvés dans la réserve animalière ultra-sécurisée de Wild Bruch, au coeur du désert du Kalahari. La ranger Solahana, épouse du colonel Betwase, le nouveau chef de la KaZal (la Kavango-Zambesi Transfrontier Conservation Area), soupçonne le mystérieux John Latham, un Sud-Africain qui a investi les bénéfices d’une mine de diamants pour acheter quatre-vingt mille hectares de terres où protéger les animaux sauvages, de lui cacher une partie de la vérité.
Avec cette histoire forcément palpitante, dont l’action se déroule au nord-est de la Namibie, à la frontière de l’Angola, région où les cicatrices de l’apartheid et des guerres coloniales sont encore vives, Caryl Ferey maintient en haleine son lecteur pendant plus de 500 pages et l’abreuve de connaissances sur les moeurs des éléphants, des rhinocéros, des lions, des hyènes,… des San, des Khoï et des rangers. Il développe surtout, et sans jamais lui prendre la tête pour autant, des réflexions philosophiques profondes, essentiellement de manière dialogique, notamment par l’intermédiaire du misanthrope protecteur du vivant John Latham, lors de ses discussions avec les touristes qu’il promène dans sa réserve. Il les met en garde contre tout anthropomorphisme dans l’observation des comportements : « Les animaux ne sont ni gentils ni méchants. Pas comme on le conçoit. » Il oppose la consommation de viande brousse, souvent critiquée mais obtenue par une chasse régulatrice dans un espace clos, à celle de la viande de boeuf, issue de l’élevage intensif. L’interrogatoire que lui fait subir Solahana lui permet de défendre ses choix de vie : « La misanthropie offre aussi des libertés. Une sorte de souveraineté sans sujets, comme l’éprouve sans doute les grands félins. Être un roi sans pouvoir, n’est-ce pas la meilleur façon de n’être possédé par personne ? » Attentif au « cycle de la vie, de toutes les vies », il a développé un écosystème, « un tissage intime entre les êtres et les vivants » dans lequel les animaux et les hommes cohabitent, et soutient une critique sévère de ce qu’on appelle la protection de la nature : « L'Occident désignait comme nature des territoires inertes ou exploités massivement, sanctuarisait quelques parcs voués à la récréation, à la performance sportive ou au ressourcement spirituel : jamais il n'était question d'y habiter. En Afrique, les autochtones étaient même sommés de quitter leurs terres au nom de la préservation exclusive d'animaux sauvages, ceux-là mêmes que l'Occident avait majoritairement exterminés. Un nouveau colonialisme vert. » À sa manière très personnelle, il fait… sa part.
Comme de coutume, Caryl Ferey prend un plaisir vengeur à exterminer les vermines… par procuration : « Je voulais être tueur de braconnier quand j'étais petit. Je le veux toujours. Écrire comme remède. » avoue-t’il au détour d’une note en toute fin d’ouvrage. Il ajoute toutefois un questionnement moral à son penchant : Peut-on faire justice soit-même ? Et quitte à diluer toute tentation manichéenne, il plonge dans ce dilemme jusqu’aux plus intègres de ses personnages. Légalité et légitimité se mêlent alors, se brouillent, fusionnent et s’opposent tour à tour. Beaucoup de consciences sont aussi poreuses et corruptibles que les frontières des États dans ce coin d’Afrique !
S’il reconnait sa « dette » à Baptiste Morisot, pour sa préoccupation de la « cohabitation diplomatique » des humains avec les autres vivants, ainsi que pour son intérêt à l’art du pistage précisément dans le désert du Kalahari, on peut soupçonner aussi une influence de Val Plumwood, avec l’acceptation de certains de ses héros à renouer avec la chaîne alimentaire en devenant une proie.
Ce roman redoutablement efficace édifiera plus d’un lecteur, tant la complexité de ses personnages et leurs partis pris incitent à la réflexion. Caryl Ferey, hanté par des préoccupations écologiques, propulse le polar en philosophie.
Ernest London
Le bibliothécaire-armurier
OKAVANGO
Caryl Ferey
544 pages – 21 euros
Éditions Gallimard – Collection « Série noire » – Paris – Août 2023
www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Serie-Noire/Okavango
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