25 mai 2023

GUADELOUPE MAI 67

Le 26 mai 1967, à Pointe-à-Pitre, les CRS et les gendarmes mobiles répriment un mouvement de grève des ouvriers du bâtiment en ouvrant le feu sur une manifestation, puis tirant à vue sur tous les passants jusqu’au lendemain soir, faisant un nombre de morts aujourd’hui encore indéterminé. Ce massacre a été ordonné par le préfet de Guadeloupe Pierre Bolotte, ancien haut fonctionnaire en Algérie, futur préfet de Seine-Saint-Denis où il créera la BAC. Sa carrière témoigne de « la circulation physique et idéologique (troupes, bataillons, fonctionnaires, stratégie contre-insurrectionnelle) » dans le cadre d’une « gouvernementalité impériale ». Progressivement, de tels crimes d’État seront remplacés par des politiques migratoires, sociales et économiques discriminatoires, des idéologies sexuelles, raciales et familiales, qui matérialisent « la colonialité du biopouvoir ».


Jean-Pierre Sainton revient sur le contexte de cet épilogue d’une crise sociale survenu conjointement à la poussée de revendications autonomo-indépendantiste dont la frange radicale est regroupée au sein du Gong, petit groupe de quelques dizaines de militants très actifs. Pour la classe politique française, la départementalisation de 1946 a définitivement réglé la question coloniale. « Le pouvoir gaulliste, autoritaire et répressif en France supporte encore moins la contestation outre-mer. » Le nouveau préfet, arrivé début 1967, prend « des initiatives hardies », oeuvre pour l’UNR-UDT, le parti gouvernemental et « met la main aux urnes […] pour écarter la candidate communiste » lors des élections législatives de mars. En septembre 1966, l’ouragan Inès a frappé la Guadeloupe, aggravant les conditions de vie des plus humbles.
Le 20 mai, un riche commerçant, Blanc raciste, soutien financier de l’UNR et membre des réseaux Foccard, agresse un ressemeleur infirme, déclenchant une émeute spontanée à Basse-Terre, s’élargissant à des revendications sociales et politiques, et la mise à sac de son magasin. Cet événement est interprété comme « le signe avant-coureur d’une insurrection » par le pouvoir. « Les événements qui surviendront le vendredi 26 mai dans la ville de Pointe-à-Pitre ne seront nullement un dérapage ou bien les résultats de malheureuses circonstances, mais bien l’épilogue et la solution militaire d'une confrontation politique attendue et préparée par le pouvoir pour isoler et éliminer de la scène politique le mouvement de contestation nationaliste naissant. » Ce jour-là, une grève massive mais pacifique et aucunement insurrectionnelle réunit des centaines d’ouvriers sur la place de la Victoire, devant le bâtiment où se tiennent les négociations. Une rumeur rapportée à la foule, grossie par les badauds venus apporter leur soutien, prétend que le chef de la délégation patronale aurait affirmé que « les nègres reprendront le travail quand ils auront faim ». Celle-ci est caillassée à sa sortie, déclenchant de violents affrontements entre les forces de l’ordre et les manifestants. Alors qu'un CRS vient d'être blessé, l'ordre de tir est donné 15h30. Jacques Nestor, militant du Gong, identifié au premier rang des manifestants, est visé et abattu, puis d’autres personnes s’effondrent, dont trois ne se relèveront pas. Vers 17 heures, deux armureries proches sont pillées. À la tombée de la nuit, la répression s’étend à tout le périmètre de la ville. Les gendarmes mobiles tirent à vue sur tout ce qui bouge, exécutant sommairement de simples passants. « Des centres de regroupements sont organisés où les personnes raflées sont battues et torturées, pour certaines jusqu'à ce que mort s'ensuive. Tout se passe comme si, sans qu'il y eût aucun couvre-feu, l'armée exécutait une mission méthodique consistant à terroriser la population collectivement tenue responsable de la rébellion. Les exactions durent toute la nuit » et ne prennent fin qu’au soir du samedi 27. Aucun bilan nominatif officiel des victimes n'a été rendu public. Dans son édition du 30 mai, le journal progouvernemental France-Antilles fait état de cinq morts et de plus de 60 blessés, prêtant la responsabilité des émeutes aux « nationalistes racistes » et aux jeunes entraînés par eux. Le pouvoir se rendant compte rapidement qu’il n’y avait eu ni tentative d’insurrection ni début de lutte armée indépendantiste, se rabat sur une vague d’inculpations pour tenter de faire porter la responsabilité « morale » des affrontements et des morts sur la propagande nationaliste. Le 19 février 1968, s’ouvre à Paris le « procès des Guadeloupéens » ou le « procès du Gong » pour lequel les verdicts furent relativement cléments au regard des mises en accusation, puis, le 4 avril, le « procès des émeutiers » à Pointe-à-Pitre qui verra la libération de tous les inculpés à l’exception de ceux poursuivis pour vol.
En 1985, le secrétaire d’État aux DOM-TOM Georges Lemoine évoque le chiffre de 87 morts. La commission Stora, sans s’avancer sur un chiffre, établie que l’enchaînement des événements était « l’aboutissement logique d'une volonté de designer “un ennemi intérieur“ ».

Pour s’être penché sur les archives inédites du préfet Bolotte, Mathieu Rigouste confirme que « le bain de sang versé par la république française en “Mé 67“ n'est ni une “bavure“ ni une dérive, mais l'aboutissement d’une politique, la mise en œuvre d'un système technique, un massacre d’État ». Il revient sur son parcours, depuis son intégration dans le corps préfectoral en 1944 sous Vichy, sa reconduction à la Libération comme une partie importante des cadres de l’État, sa participation, aux côtés du général Salan, à l’élaboration et l’expérimentation de la doctrine de la guerre révolutionnaire. « Il comprend que l’art contre-insurrectionnel consiste à savoir gérer la radicalisation des troupes et l'instrumentalisation de l'extrême droite civile sans se faire déborder puis renverser. » Il quitte I’Indochine en 1953, pour différents cabinets ministériels, puis demande à être affecté en Algérie où il expérimente « des prototypes de “commandos de police“ relativement autonomisés », expérience fondatrice des Brigades anti criminalité (BAC) qu'il créera en Seine-Saint-Denis. Il participe à la « bataille d’Alger » à travers l'élaboration du Dispositif de protection urbaine, appareil de quadrillage militaro-policier de la Casbah, puis au coup d'état du 13 mai 1958 qui fonde la Ve République. Il ne s'oppose pas aux violences d’État mais insiste pour qu'elles soient contrôlées par un pouvoir civil. À la Réunion, À partir de septembre 1958, il développe des programmes de dépopulation comme la contraception forcée et les plans d’émigrations vers la métropole (Bumidom), en les concevant comme des « dispositifs de lutte contre le développement des mouvements indépendantistes ». Lorsqu’il est nommé en Guadeloupe en 1965, les différents échelons de la hiérarchie politico-administrative sont obsédés par la figure de l'ennemi intérieur indépendantiste noir. Citant notamment ses mémoires non-publiées, Mathieu Rigouste montre comment, « de même qu’il avait mystifié la prétendue réussite de la “bataille d’Alger“, Bolotte met en scène l’efficacité de la répression en mai 1967 ». Il sera cependant déplacé au ministère de la Recherche, jugé par Foccard trop mou dans cette répression, puis nommé préfet du nouveau département de Saint-Saint-Denis en 1969 où il créera donc une police anticriminalité pour y « chasser de nouvelles figures de l'ennemi intérieur socio-ethnique », les quartiers populaires étant considérés comme « des viviers de prolifération d'une menace mortelle non plus pour “l’empire“ mais pour “la nation“ ». Le chercheur considère que « son parcours retrace la fondation des machineries sécuritaires et socio-apartheid contemporain ».

Dans un cours au collège de France, en 1976, Michel Foucault évoque son concept de « biopouvoir » : au cours du XVIIIe siècle, celui-ci se substitue au pouvoir de souveraineté. Avec la colonisation européenne, « faire vivre et laisser mourir » remplace « faire mourir et laisser vivre », des technologies de pouvoir disciplinaires, centrées sur le corps individuel, se déploient pour surveiller, dresser et maximiser les forces productives. Il définit la race comme « la coupure entre ce qui doit vivre et ce qui doit mourir » : le racisme est une opération de segmentation, de discrimination au sein du continuum de vivants. Partant de cette définition, Elsa Dorlin se propose d’analyser les événements guadeloupéens et caribéens en général : « En mobilisant le concept de gouvernementalité impériale sur le temps long, je veux comprendre comment le biopouvoir, “faire mourir, tuer pour faire vivre “, s'est en quelque sorte reconfiguré de façon paradigmatique. » Dans le « modèle pastoral » du pouvoir, les autorités doivent extraire du troupeau qui soudain entend être son propre berger, les éléments dangereux : brebis galeuses et mauvais bergers. La chasse est ouverte. L’auteure revient sur le crash du Boeing 707 à Deshaies le 22 juin 1962 dans lequel plusieurs figures indépendantistes des Antilles furent tués et dont le rapport de la commission d’enquête a été classé « secret confidentiel », et sur les affrontements à Fort-de-France en décembre 1959 pendant lesquels policiers et gendarmes tirent à balles réelles, tuant trois manifestants. Elle montre comment « la répression des mouvements anticoloniaux guyano-antillais s'inscrit dans un dispositif plus large où tout est fait pour neutraliser, mater, terroriser les mobilisations populaires encore désorganisées, les organisations de jeunesse, les manifestations sociales et syndicales, pour décapiter localement mais aussi globalement les soulèvements insurrectionnels et les mouvements de libération. » La « domestication » s’est effectuée également par le déplacement et la déportation contrainte : migration entre les outre-mer au début des années 1950, service militaire adapté (SMA) à partir de 1961, articulant un service militaire en métropole à une formation professionnelle. « Il s’agit de faire passer de l’autre côté du fusil les Antillais et les Guyanais ; que la défense de la patrie française soit plus puissante que le soulèvement des peuples. Dans cette transsubstantation thanatopolitique, on transforme les brebis en loup, ou plutôt en chien de garde. » Et, à partir de 1963, le Bumidom va s’employer à organiser une « émigration coloniale » des hommes embauchés dans le bâtiment et l’industrie, des femmes dans les emplois domestiques. Des campagnes de planification et de réductions intensives des naissances, voire de stérilisation à La Réunion, sont mises en place dans les DOM.

Récit et analyses d’événements longtemps occultés dont la contextualisation permet la compréhension de la continuation du système colonial par d’autres moyens.

Ernest London
Le bibliothécaire-armurier

GUADELOUPE MAI 67
Massacrer et laisser mourir
Elsa Dorlin (coordination), Jean-Pierre Sainton et Mathieu Rigouste
162 pages – 10 euros
Éditions Libertalia – Montreuil – Mai 2023
editionslibertalia.com/catalogue/poche/guadeloupe-mai-67



Des mêmes auteurs :

    - Elsa Dorlin :

SE DÉFENDRE - Une Philosophie de la violence

DÉFAIRE LA POLICE

 

    - Mathieu Rigouste :

LA DOMINATION POLICIÈRE

LES MARCHANDS DE LA PEUR - La Bande à Bauer et l’idéologie sécuritaire



Voir aussi :

LE SANG DES NÈGRES : Mai 1967 à la Guadeloupe, le dernier massacre de la Ve République

MAI 67

LETTRES À UNE NOIRE



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