Près des Halles, certains estaminets où « avant de prendre la besogne, on lampe sur le zinc un verre d’eau-de-vie ou de vin blanc », font office d’hôtel, accueillant dans l’arrière-boutique ou dans la cave, sur des tables et des bancs, les ouvriers, à condition qu’ils consomment des boissons au coucher puis au réveil. Les auteurs présentent également les établissements qui complètent leurs activité avec le proxénétisme ou la banque, les appareils à jeux qui versent aux gagnants des jetons à utiliser en consommation au comptoir. Des cabarets sont installés sur les chantiers, afin que les compagnons puissent « réparer leurs forces », le plus souvent possible. Les « fermes » sont des sortes de casernes pour les ouvriers du bâtiment, ouvertes aux travailleurs célibataires de province, qui ne peuvent se soustraire aux tournées servies d’office par la patronne qui les note dans son livre de compte. Le syndicat de la Maçonnerie lutte « avec une énergique ténacité pour arracher les ouvriers à l’exploitation du tâcheron ». Dans le bassin métallurgique de Meurthe-et-Moselle, les auteurs ont également constaté la pratique qui consiste à alcooliser les ouvriers sous peine pour eux d’être privés de travail. Dans le Calvados, une partie du salaire des moissonneurs leur est versée sous forme d’alcool. Dans les carrières de plâtre du bassin parisien, les travailleurs, dont beaucoup dorment dehors, à proximité des fours (au risque d’être asphyxiés pendant leur sommeil), faute de pouvoir se payer un toit, sont payés en jetons qu’ils ne peuvent dépenser que dans les cantines.
La suppression des bureaux de placement payant en 1904 a surtout profité aux cabarets qui hébergent désormais des sociétés fictives, dites philanthropiques, et contribué ainsi à la propagande alcoolique : les emplois devenant réservés aux consommateurs assidus.
Un chapitre est consacré aux cabarets de luxe, sérieux ou frivoles, où, là-aussi, la consommation est incitée par divers procédés.
Chez les dockers aussi, « la boisson ne fait pas peur aux hommes, elle ne rebute que les “feignants“ ». Dès le plus jeune âge, elle est offerte à ceux qui deviendront, comme leurs pères, « chair à travail et à boisson ». « Comment lutter contre l'alcoolisme dans cette corporation ? Hélas ! c'est ici qu’apparaît, plus que partout ailleurs, l'inefficacité des formules, fussent-elles saisissantes, l'impuissance des idées contre les passions, l'inutilité des chiffres, des statistiques, des conditions générales. Dites à l'homme en train d'absorber son quatrième “petit sous“ qu’il y a soixante fois plus d'aliénés en Seine-Inférieur aujourd'hui qu'en 1850 et que ces fous sont les victimes de l'alcool, il n’interrompra pas sa rasade. » Léon et Maurice Bonneff préconisent, là encore, l’action syndicale.
Un détour par Pontarlier, ville de l’absinthe, permet de constater les ravages causés par ce breuvage, responsable d’attaques épileptiques et de démences alcooliques.
Ce résumé très superficiel rend difficilement compte de l’ampleur de l’enquête réalisée par les frères Bonneff et de la somme d’informations collectées pour renseigner la vie quotidienne des ouvriers au début du XXe siècle, par le prisme de l’emprise éthylique à laquelle il s’avère impossible d’échapper. Édifiant.
Ernest London
Le bibliothécaire-armurier
MARCHANDS DE FOLIE
Le travail, la fête et l’alcool autour de 1900
Léon et Maurice Bonneff
224 pages – 18 euros
Éditions Plein chant – Collection « Précurseurs et militants » – Bassac (16) – Octobre 2023
pleinchant.fr/index.html
20 octobre 2023
MARCHANDS DE FOLIE
Auteurs de plus de 400 articles, essentiellement parus dans L’Humanité, les frères Bonneff n’avaient de cesse de dénoncer les injustices qui frappaient les plus démunis. Avec ceux réunis ici, ils incriminent et décrient les marchands de vins et leurs sales combines qui leur permettent, sous leurs diverses casquettes, de dépouiller les plus pauvres. Après avoir suivi les buveurs « du cabaret au cabanon », ils tirent cette conclusion : « l'alcoolisme est le produit de l'organisation sociale ; l'ouvrier boit surtout parce qu'il est surmené, anémié, écrasé par les besognes pénibles. »
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