Le journaliste Sergio González Rodríguez (1950-2017) a enquêté sur la vague de féminicides survenue à Ciudad Juárez, au Mexique. Entre les gangs sataniques et leurs rituels, les relations très ambigües, voire les complicités des narco-trafiquants avec les politiciens locaux, il met à jour un système qui organise les rapports de domination en même temps que l’impunité d’une « machine à exterminer les femmes ».
Durant l’été 1995, des corps de jeunes femmes sont découverts à Lote Bravo, dans une zone semi-désertique au sud de Ciudad Juárez, dans des configurations similaires, laissant supposer la présence d’un tueur en série. Le 3 octobre, la police judiciaire de l'État du chihuahua arrête l'égyptien Abdel Latif Sharif Sharif, chimiste installé depuis peu Ciudad Juárez, après 20 années passées aux États-Unis où il avait des antécédents judiciaires. Cependant d'autres corps présentant les mêmes caractéristiques continuent d'être découverts. Puis, les membres de la bande des Rebeldes sont arrêtés à leur tour, après les accusations de témoins qui affirmèrent ensuite que leurs déclarations leur avaient été arrachées par la police. Abdel Latif Sharif Sharif accuse le fils d’un patron de bar, dans lequel se retrouvent des trafiquants de drogue, d’avoir assassiné plus de cinquante femmes, avec son cousin, et d’être l’auteur d’un journal qui raconte ces crimes, découvert par hasard dans la rue et paru dans la presse. D’autres corps continueront d’être découverts.
Sergio González Rodríguez revient sur l’histoire de Ciudad Juárez et sa configuration particulière, notamment sur la période de développement industriel avec l'essor des maquiladoras, industrie de sous-traitance, à partir du début des années 1990, mais encouragées dès 1960. La ville est un des principaux passages de l’immigration vers le Texas. Il explique aussi comment le crime organisé, essentiellement le trafic de drogue, est parvenu à cohabiter avec le pouvoir.
Selon l'idéologie patriarcale dominante mexicaine, transmise par de nombreux moyens, notamment la religion catholique, « la femme est considéré comme une pécheresses qui doit par conséquent être puni et a besoin de la protection d'un homme ». « La stratégie de domination masculine s'approprie le corps féminin tout en disposant de l'espace public. » L’auteur revient en détail sur plusieurs meurtres, pointant les nombreuses incohérences, des négligences dans les enquêtes, des omissions et des falsifications. Il montre comment beaucoup de policiers et de journalistes s’appliquent à présenter les victimes comme des femmes menant une double vie ou ayant des mœurs dissolues.
Fin octobre 1995 un groupe d'experts en criminologie venu de la capitale arriva à Ciudad Juárez et proposa une organisation du travail, une méthodologie logique et juridique, pointant des lacunes et le non respect des procédures : absence d’autopsie, photos des scènes de crime inutilisable, numéros de dossiers non mentionnés sur des pièces dès lors impossibles à exploiter, etc. Les autorités locales n’entreprennent toutefois aucune remise en question.
Un chapitre est consacré aux liens entre sorcellerie et trafic de drogue, démontrant que les rituels d’initiation, les rituels sataniques, servent à lier par un pacte de sang et de silence, les policiers et les délinquants, entretenant ainsi l’impunité.
Fin 1998, un célèbre profiler se rendit à Ciudad Juárez à l'invitation du Bureau du procureur général de la République, et conseilla aux autorités du Chihuahua d’utiliser le modèle du Violent Criminel Apprehension Program, dont se servent les services de police du monde entier, mais aussi à la presse d'éviter les articles à sensation afin de ne pas inciter d'autres tueurs à des imitations criminelles.
Sergio González Rodríguez présente tout aussi longuement d’autres accusations, précises et documentées, impliquant la complicité des autorités locales. Les portraits des plus hauts responsables politiques locaux, de gros industriels mais aussi de membres de la Justice et de la police, sont édifiants et accablants. « L'État de droit au Mexique serait donc une fiction. »
Il raconte comment il a été plusieurs fois menacé et agressé suite à ses articles pour Reforma.
À l’issue de son enquête, il considère que « l'absence d'un gouvernement digne de ce nom et la “para-légalité“ (ensemble de pratiques oscillant entre la légalité et l'illégalité étalées aux yeux de tous) apparaissent comme les emblèmes d'une fausse démocratie où le trafic de drogue est un facteur inhérent au système politique et non pas externe, ainsi qu'on a tendance à le dire ou à le croire. » Si de nombreuses zones d’ombre persistent, il ressort toutefois de cette lecture que l’impunité généralisée dans les meurtres de centaines de femmes est vraisemblablement entretenue par des complicités au plus haut niveau. Si bien qu’on ne peut que ressentir un profond sentiment d’injustice et de colère, et l’on ne s’étonnera pas qu’en 2013 – plus de dix ans après la parution de cet ouvrage – Diana, la cazadora de chóferes, assassina à Ciudad Juárez, des chauffeurs de bus responsables de viols et de féminicides, en toute impunité (voir : LA TERREUR FÉMINISTE).
Ernest London
Le bibliothécaire-armurier
DES OS DANS LE DÉSERT
Sergio González Rodríguez
Traduit de l’espagnol (Mexique) par Isabelle Gugnon
446 pages – 13 euros
Éditions de L’Ogre – Collection « Sirènes » – Paris – Septembre 2023
editionsdelogre.fr/-/des-os-dans-le-desert-sergio-gonzalez-rodriguez
Titre initial : Huesos en el desierto, Editorial Anagrama SA, 2002. Paru aussi en France aux Éditions Passage du Nord-ouest, 2007.
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