La photographie peut être appréhendée comme « un instrument de pouvoir et une méthode policière d’enregistrement, de documentation », mais aussi comme cadre défini par les médias d'où émergeront les discussions sur la migration. Elle peut aussi décaler les représentations jusqu'à apparaître « comme une forme d’auto-affirmation et de communication autonome des réfugiés, comme un outil de construction identitaire de l'autonomie ». Marina Martinez Mateo et Maria Muhle appuient leur analyse sur un article programmatique de Dimitris Papadopoulos et Vassilis Tsianos, L’autonomie des migrations, lesquels proposent le dépassement d’une conception des migrants comme sujets économiques. Ils considèrent le mouvement comme la vraie normalité, la sédentarité comme « une courte halte » et la migration comme « un mouvement incontrôlable ». En cessant d’appréhender la mobilité humaine en plaçant l’État au centre, comme le pratique les sciences politiques, l’activité migratoire devient une activité politique, comme critique fondamentale de la forme étatique et expression d’une politique « post-représentative », donnant naissance à l’idée de « devenir-insaisissable » : « Le refus de “devenir un sujet“ implique la recherche de forme d'action et d'expression qui s'oppose à la logique de l'identité et de l'intérêt pour se concentrer sur la potentialités du ne-pas-devoir-être-quelqu’un-de-déterminé. » La répression est liée à la représentation dans la mesure où elle consiste à rendre visible et à constituer des preuves. La photographie fonctionne alors comme « marqueur de différentiation ». « La photographie non policière, la photographie comme "résistance" ne relèverait ainsi pas d'une autonomie esthétique, mais bien plus d'un réalisme centré sur l'esthétique : non pas une caractérisation représentative par similitude, mais un détachement et un déplacement, un vrai agencement et une restitution de fragments, d’images et de médias d'archives dont le rapport à la réalité représentée doit rester précaire. »
Les auteurs poursuivent ensuite leur réflexion en convoquant Roland Barthes et sa dénonciation des manoeuvres idéologiques avec le mythe de la « condition humaine », Walter Benjamin et ses thèses sur la reproduction technique, les commentaires de celles-ci par Theodor W. Adorno et Christopher Phillips, les critiques de Douglas Crimp, etc. Elles nous livrent une véritable histoire de la photographie d’un point de vue philosophique et, bien entendu, font le lien avec les oeuvres présentées dans cet ouvrage.
Les photographies de Sybille Fendt, avec leurs bâtiments vides, sèment le trouble en s’opposant « à toute possibilité de cadrage esthétique ou politico-disciplinaire ». Elles accomplissent « le mouvement d’esquive propre au devenir-insaisissable ». « Toute représentation des personnes en mouvement elles-mêmes les fixerait dans l'un de ses rôles (ou dans un autre), même si cela s'opposait totalement à l'intention avec laquelle la photographe les aborde. Seule leur absence lui permet d'éviter de se faire complice des bureaux d'enregistrement et d'accueil, qui sont en même temps nécessairement les bureaux de l'exclusion, et de ne pas aller dans le sens d'un discours médiatisé dans lequel l'attribution de rôle et d'identité va toujours de pair avec l'expression d'un “nous“ qui s'oppose à eux. »
En donnant à voir des lieux abandonnés, Sybille Fendt impose le questionnement : les traces de leur utilisation invitent à interroger celle-ci. L’analyse de ces oeuvres, proposées par Marina Martinez Mateo et Maria Muhle, est le prétexte d’un vaste exposé théorique sur le médium photographique en général. Passionnant !
Ernest London
Le bibliothécaire-armurier
DEVENIR INVISIBLE/UNSICHTBAR WERDEN
Sybille Fendt, Marina Martinez Mateo et Maria Muhle
88 pages – 25 euros
Éditions Nouveau Palais – Rennes – Septembre 2023
nouveaupalais.eu/fr/livres/devenir-invisible
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