24 janvier 2025

LE MASSACRE DE THIAROYE

Le 1er décembre 1944, des tirailleurs sénégalais, prisonniers de guerre tout juste libérés et débarqués, rassemblés au camp de transit de Thiaroye, près de Dakar, réclament le paiement de leur solde. Plusieurs centaines d’entre-eux seront abattus et jetés dans des fosses communes. Les autorités militaires et coloniales prétexteront une mutinerie et minimiseront le nombre de morts. L'historienne Armelle Mabon a mené l’enquête, malgré les entraves administratives pour accéder aux archives et les intimidations, refusant de valider le mensonge d’État et la fraude scientifique.


Elle restitue tout d’abord le contexte historique et analyse les rapports officiels qui défendent le récit de la « rébellion armée » des anciens prisonniers, dont certains avaient participé à la Résistance en France, rapatriés sur le Circassia. Elle pointe les omissions et les incohérences : la revendication principale, du versement du solde, n’apparait pas et la date d’embarquement à Morlaix diffère d’un document à l’autre. Des témoignages signalent que des fosses communes avaient été creusées avant le 1er décembre et que le poissonnier chargé de l'approvisionnement du camp avait reçu l'interdiction de livrer le jour du drame, éléments accréditant la thèse de la préméditation. Pendant la traversé, un décret a modifié la réglementation du versement du solde qui devait désormais être payé avant le rapatriement sur la colonie d’origine, au lieu du quart au départ et du reliquat à l’arrivée. En modifiant la date d’embarquement, il s’agissait de laisser croire que leur revendication était injustifiée. Le rapport d’enquête du colonel Carbillet mentionne deux ordres écrits, datés du 30 novembre et mentionnant des instructions pour rétablir l’ordre, qui demeurent introuvables dans les archives.

La liste des rapatriés a également disparue. Armelle Mabon émet l’hypothèse qu’ils étaient environ 1600. Elle n’a pas trouvé non plus de traces des survivants blessés.

De même, l’étude des procès-verbaux de l’enquête qui mènera à l’inculpation et au procès de 34 supposés meneurs, présentent de troublantes contradictions. Condamnés, ils seront amnistiés après quelques années, contribuant à l’oubli institutionnel sans pour autant reconnaître leur innocence.


En 2014, une exposition présentée à l’occasion du 70e anniversaire du massacre contient encore beaucoup d’ « incohérences ». Toutefois, François Hollande, dans son discours, reconnait le non-versement des sommes dues. La chercheuse raconte son parcours du combattant pour avoir accès à l’intégralité des archives. Des mentions à certains documents prouvent leur existence mais ils demeurent introuvables. La reconnaissance comme « Morts pour la France » n’a pu se faire sans informations inversant le récit officiel de la rébellion armée. Elle dépose de nombreux recours devant le tribunal administratif, puis jusqu’au Conseil d’État, et dénonce clairement « une dissimulation étatique pour faire obstacle à la simple connaissance d'un fait historique ». « La classification des archives via notamment le “secret–défense“ met à mal la diffusion du savoir pour le grand public et donne un pouvoir exorbitant à ceux qui veulent garder secrète des informations gênantes. » 

Elle raconte également sa quête des fosses communes où ont été jetés les corps. Pourtant, un autre massacre de tirailleurs sénégalais a bénéficié de toutes autres investigations : celui de Chasselay, dont les coupables sont… allemands. Dans cette affaire, elle soupçonne que des analyses génétiques ont été inventées et dénonce une « imposture mémorielle ».


Au-delà de la simple relation d’un événement historique, cet ouvrage est aussi et surtout une réflexion et un témoignage sur le devoir des historien·nes face à l’obstination de l’État. « Un mensonge d'État qui s'inscrit dans un fait historique ne peut se maintenir sans quelques complicité actives mais aussi complaisance ou paresse intellectuelle. » Alors qu’elle subissait intimidation et campagne de diffamation, la protection fonctionnelle lui a été refusée. Elle règle quelques comptes avec certains de ses confrères et consœurs et interroge la possibilité de falsification et de fraude scientifique de leur part : « Des historiens qui ne posent pas la moindre question sur les archives manquantes et sur les sépultures, qui continuent à présenter Thiaroye comme une mutinerie et une rébellion armée participent, consciemment ou non, de l'occultation de la vérité sur un crime colonial. »


Ernest London

Le bibliothécaire-armurier



LE MASSACRE DE THIAROYE

1er décembre 1944. Histoire d’un mensonge d’État

Armelle Mabon

Préface de Boubacar Boris Diop

272 pages – 22 euros

Éditions Le Passager clandestin – Lorient – Novembre 2024

www.lepassagerclandestin.fr/catalogue/essais/le-massacre-de-thiaroye



Voir aussi :

MORTS PAR LA FRANCE - Thiaroye 1944

POINTS DE NON-RETOUR [THIAROYE]

LA RECHERCHE À L'ÉPREUVE DU POLITIQUE 



Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire