Germaine Tillion a vu son existence plusieurs fois précipitée dans le cours de l’Histoire, de la Résistance à la Guerre d’Algérie, l’obligeant à confronter les exigences de sa pensée aux choix à suivre dans l’action. Est réuni dans ce volume, l’ensemble de ses interventions publiques, entretiens, déclarations, articles, préfaces qui permettent d’éclairer son destin exemplaire à la lumière de son indéfectible nécessité de toujours « défendre le Juste et le Vrai ».
Ses témoignages directes, complétés par ceux qu’elle a collectés, analysés par son double regard d'ethnologue et d’historienne, alimentent une parole essentielle.
On peut dire qu’elle fut toujours animée par un insatiable besoin de « regarder en essayant de comprendre », notamment de comprendre la nature du Mal. « À Ravensbrück même, j’ai essayé de reconstituer tout le système des camps. À partir de ce qui m’était dit, à partir de bribes cueillies ici et là. Je voulais comprendre (…) C’est tellement important de comprendre ce qui vous écrase. C’est peut-être cela qu’on peut appeler « exister ». » Dénoncée, arrêtée, déportée, elle ne cesse, en effet d’interroger et d’analyser en ethnologue. « Il y a des situations qui engendrent le crime : il faut essayer d’empêcher ces situations d’exister car elles créent des pentes que beaucoup de gens faibles se révèlent incapables de ne pas dévaler. On a le devoir de rester vigilant. » « Je suis convaincue (…) qu’il n’existe pas un peuple qui soit à l’abri du désastre moral de l’Allemagne nazie. » Elle rapporte avec un incessant soucis de justesse, les événements qu’elle a directement vécus : la constitution d’un des premiers réseaux de Résistance dès juin 1940 qu’elle nomma à la Libération le « réseau du Musée de l’homme » pour les besoins de l’administration, l’Algérie qu’elle côtoya pendant sept ans, en mission dans l’Aurès à partir de 1934 puis, où elle revint créer les Centres sociaux à Alger à la demande du gouvernement, de 1954 à 1956, dans le but d’alphabétiser l’ensemble de la population.
Comme représentante des déportées, elle assiste au procès des responsables du camp de Ravensbrücke à Hambourg en 1946 et regrette que le verdict ne puisse qu’être le résultat quasi mathématique du procès car enquêteurs et juges ont travaillés sérieusement mais isolément. Sa grande exigence de justice ne peut qu’être difficilement satisfaite dans un cadre général trop étroit. Sans cesse, elle complète son propos de souvenirs personnels ou rapportés, de données chiffrées car « dire le vrai ne suffit pas, il faut dire le juste ».
Certains de ses engagements lui attira beaucoup d’animosité comme par exemple sa participation à la Commission française contre le régime concentrationnaire, composée d’anciens déportés qui décidèrent d’enquêter dans des pays que leurs opposants accusaient d’entretenir un régime concentrationnaire : la Grèce, l’Espagne, l’URSS et la Yougoslavie. À ses amis de la Résistance qui vont lui adresser des reproches elle soutient qu’ « on ne prépare pas l’avenir sans éclaircir le passé ». Elle demeurera jusqu’au bout convaincue que « pour défendre le Juste et le Vrai, il faut parfois affronter de grandes souffrances pouvant aller jusqu’à la mort (…). Un autre courage est exigé quand Vérité et Justice exigent que nous affrontions aussi nos proches, nos camarades, nos amis… ».
Elle porte sur la guerre d’Algérie un regard perspicace : « La guerre actuelle, à l’inverse des autres guerres, ne peut pas comporter un gagnant et un perdant, mais seulement deux perdants ou deux gagnants. Jusqu’à présent, de part et d’autre, nous avons déployé de grands efforts pour tout perdre ensemble ; il en faudrait de moins grands pour tout gagner – à la condition d’assaisonner l’énergie déployée avec un peu de bon sens et de bonne foi. » Elle revient sur sa rencontre avec le chef FLN Saadi Yacef le 4 juillet 1957. Contre la promesse de ne pas viser de civils lors des attentats, elle s’engage à tenter de nouer un dialogue avec l’État français. De fait, il n’y aura pas de victimes jusqu’à ce qu’il soit arrêté et condamné. Acceptant de rapporter ces circonstances pour sa défense, elle sera notamment traitée de « saloperie » par Simone de Beauvoir. Cette année-là, elle est en mission internationale dans les prisons : « Au cours de cette enquête, j’avais acquis la certitude (avec quelle honte ! avec quelle douleur !) de l’emploi quasi général de la torture. J’avais pu constater également le résultat prévisible de cette méthode, à la fois abominable et imbécile – je veux dire le ralliement en masse des derniers hésitants algériens au FLN. » Elle explique aussi comment les attentats on continuellement répondu aux exécutions. Elle demeure convaincue que tout aurait pu, tout aurait du se dérouler autrement. « Je pense qu’il existe des situations où tous les hommes médiocres deviennent criminels. La guerre d’Algérie est une de ces situations. Seuls des chefs de grande valeur morale et intellectuelle auraient pu prendre conscience du glissement et, par des ordres stricts, l’enrayer. »
Elle est également très attachée à la condition féminine : « Une société qui écrase les femmes, empêche leur information, leur formation, leur contact avec le monde extérieur, se condamne elle-même à la mort. »
Sa présentation de l’évolution des structures de parentés depuis les sociétés « sauvages » vers les sociétés « historiques », puis vers les « structures tertiaires », toujours en lien avec les contraintes de la démographie, est assez passionnante. De même, elle explique la « théorie de la génération » qui remonte à la préhistoire et selon laquelle l’homme conçoit et engendre seul, la femme n’étant qu’une nourrice, une couveuse, une éprouvette ». « Est-ce que les droits de l’homme concernent aussi la femme ? Telle est la question qu’on évite en général de poser dans les pays méditerranéens » (musulmans comme chrétiens).
Cette dense compilation de réflexions impressionne par la grande culture de son auteur, la sagacité de sa pensée, la prudente mesure de sa parole.
À LA RECHERCHE DU VRAI ET DU JUSTE
À propos rompus avec le siècle
Germain Tillion
Avant-propos de Tzvetan Todorov
422 pages – 21 euros.
Éditions du Seuil – Paris – Novembre 2001
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