Il explique comment la financiarisation de l‘économie a conduit à l’ère de la « bureaucratisation totale ».
La rupture historique fondamentale remonte à 1971 lorsque Nixon décide de ne plus rendre convertible le dollar en or. Puis, les hauts dirigeants des grandes entreprises ont brisé leur difficile coalition de fait avec leurs salariés pour faire cause commune avec les investisseurs. Les profits des entreprises, en Amérique notamment, ne viennent plus du commerce ou de l’industrie mais de la finance, c’est-à-dire des dettes des autres. La justice elle-même est instrumentalisée « au service d’un service de rapine toujours plus arbitraire ». « Le mécanisme central d’extraction des profits du secteur privé devient l’État lui-même. »
Les bureaucraties sont en théorie méritocratiques mais les promotions sont en réalité fondées sur la complicité. Elles récompensent les dispositions « à jouer le jeu ».
Le siège du sommet de l’OMC à Seattle en novembre 1999 a permis de mettre en lumière que les États-Unis avaient mis en place une immense bureaucratie mondiale à travers le FMI, la Banque mondiale, le G8… et que cette « mondialisation » enfermait les populations derrière des frontières nationales très militarisées au sein desquels on pouvait les priver de leurs droits sociaux, créant une réserve de main d’oeuvre désespérée acceptant de travailler pour presque rien au profit des grandes sociétés financières et des mégacompagnies transnationales, tandis que les ONG prenaient en charge une grande partie des services sociaux qu’assurait autrefois l’État. On est bien loin du « libre échange » et du « marché libre » tant vantés,
« Le mouvement altermondialistes a été, à sa façon, le premier grand mouvement antibureaucratique de gauche à l’ère de la bureaucratisation totale. »
Le capitalisme repose sur une habile division qui permet d’éluder les finalités au nom de la rationalité, synonyme d’efficacité technique.
L’auteur explique ensuite comment les procédures bureaucratiques intrinsèquement stupides sont des moyens de gérer des situations sociales déjà stupides, parce que fondées sur la violence structurelle. Des structures n’ont pu être institués et maintenues que par la menace de la violence et plus nous laissons des aspects de notre vie quotidienne tomber sous la coupe de réglementations bureaucratiques moins cette menace devient visible. Partant de la théorie féministe du « point de vue » et des théories critiques du racisme, il développe une « théorie générale du travail interprétatif » : au sein de rapports de domination, c’est aux subordonnés que revient la tâche de comprendre le fonctionnement réel des rapports sociaux en question, tâche dont se dispensent ceux qui comptent sur la peur de la force. La violence est la seule forme d’action humaine qui permet d’avoir des effets sociaux sans communiquer.
David Graeber, à l’instar de John Holloway à qui il reproche d’avoir renoncé à nommer Cessons de fabriquer le capitalisme son ouvrage CRACK CAPITALISM - 33 thèses contre le capital, invite à imaginer puis à produire autre chose et explique que l’imagination fonctionne dans les rapports sociaux autrement que dans le champ de la production matérielle. Il reprend la conception de Marx selon laquelle la révolution n’a pas besoin de plan (qui reviendrait à une tentative d’imposer une vision utopique préfabriquée) car elle est une pratique immanente. Il propose d’agir COMME SI NOUS ÉTIONS DÉJÀ LIBRES (titre d’un autre de ses ouvrages) et donne en exemple les camps du Printemps arabe, les grandes assemblées de Grèce et d’Espagne, le mouvement Occupy, actions directes, « démonstrations concrètes de la façon de jeter la vraie démocratie au visage du pouvoir, et d’expériences sur le profil que pourrait avoir un ordre social authentiquement non bureaucratisé, fondé sur la puissance de l’imagination pratique ». Si l’on résiste à « l’effet de réalité créé par l’omniprésence de la violence structurelle », il est bel est bien possible de « mettre l’imagination au pouvoir ».
Cet ouvrage est un recueil de trois essais qui en constituent les chapitres, encadrés par une introduction et un appendice. Dans son second essai, David Graeber démontre que la « troisième révolution technologique » annoncée par Ernest Mandel dès 1972, n’a pas tout simplement pas eu lieu. Les ordinateurs, les robots, les nouvelles sources d’énergie n’ont pas remplacé la main d’oeuvre industrielle à l’ancienne ni conduit à la « fin du travail ». La diffusion des techniques d’informations et les nouveaux modes d’organisation des transports a permis de délocaliser les emplois industriels dans des pays où la présence d’une main d’oeuvre bon marché disponible a permis aux fabricants d’employer des techniques de production beaucoup moins sophistiquées. Du point de vue des populations occidentales, les résultats semblent toutefois conforme à la prédiction.
Beaucoup d’inventions imaginées dans les années 1950, 1960 et attendues pour les années 2000, auraient pu advenir, mais la plupart des progrès techniques visibles ont surtout pris la forme de nouvelles façons ingénieuses d’associer des technologies existantes ou de nouvelles façons de les mettre à disposition des consommateurs. À partir des années 1970, après l’alunissage qui marque la fin de la course, les crédits de recherches ont été délibérément réorientés vers des technologies qui ont renforcé la discipline du travail et le contrôle social. Il s’agissait de canaliser le progrès afin qu’il ne remette pas en cause les structures d’autorité établies et ne conduise pas à un bouleversement social.
Dans les années 1950, de nombreux planificateurs américains craignaient que le système soviétique soit le plus performant. Tandis que les États-Unis étaient englués dans la dépression dans les années 1930, l’Union soviétique affichait des taux de croissance de 10 à 12%. La guerre froide les a contraint déployer des efforts frénétiques pour appliquer les techniques existantes à des usages de consommation, afin de créer un climat optimiste de prospérité et de progrès garanti qui réduirait l’attrait de la politique ouvrière révolutionnaire. Ainsi, lors du fameux Kitchen Debate en 1959, Nixon a pu affirmer en substance à Kroutchev : « Votre État ouvrier communiste nous peut-être battus dans l’espace mais c’est le capitalisme qui crée des techniques comme le lave-linge, capables d’améliorer vraiment la vie des masses laborieuses. »
L’ultime « grand projet » des années 1980, était purement militaire pour les États-Unis, avec le « bouclier spatial » de Reagan, tandis que les soviétiques essayaient de résoudre la faim dans le monde en cultivant la Spirulina sur les lacs et les océans, le problème de l’énergie avec la mise en orbite de centaines de gigantesques plateformes d’énergie solaire.
« Dans les années 1960, les forces politiques conservatrices ont pris peur face aux effets sociaux perturbateurs du progrès technique, qu’elles rendaient responsable de l’agitation sociale de l’époque, et les employeurs ont commencé à s’inquiéter des retombées économiques de la mécanisation. Le refus de la menace soviétique a permis une réorientation massive des ressources dans des directions qui paraissaient moins dangereuses pour l’ordre social et économique en place – et, finalement, dans des domaines pouvant servir de point d’appui à une campagne pour annuler totalement les avantages acquis par les mouvements sociaux progressistes depuis les années 1940, et remporter ainsi une victoire décisive dans ce que les élites américaines voyaient bel et bien comme une lutte des classes mondiales. »
Si nous n’avons ni usine robotisé ni robot jardinier, c’est que 95% des crédits de recherche en robotique ont transité par le Pentagone. Cependant, les drones n’ont retrouvé ni Saddam Hussein, ni Ben Laden, le pistolet laser n’existe toujours pas et l’AK47, conçu en 1947, reste l’arme « préférée » ! Certains projets militaires ont toutefois pu avoir des retombées civiles, comme internet par exemple. Les ordinateurs n’ont pas conduit à l’utopie du non-travail. Les investissements sans précédent dans la recherche médicale n’ont pas permis d’éradiquer le cancer mais de développer des médicaments (Prozac, Zoloft, Ritaline…) garantissant le contrôle social.
L’interpénétration croissante de l’État, des universités et du secteur privé a généralisé une bureaucratie omniprésente, liée aux techniques de management au nom de l’accroissement de l’efficacité par l’instauration de la concurrence à tous les niveaux, réquisitionnant l’imagination et la créativité. « La victoire finale sur l’Union soviétique n’a pas réellement conduit à l’hégémonie du « marché ». Son effet principal a été de cimenter la domination d’élites managériales fondamentalement conservatrices : de bureaucrates des grandes compagnies ou à leur image qui utilisent le mode de pensée du résultat financier, de la concurrence, du court terme, comme prétexte pour écraser tout ce qui pourrait avoir des implications révolutionnaires, quelles qu’elles soient. »
Tout comme les nouvelles formes d’automatisation industrielle aux XVIIIe et XIXe siècles ont paradoxalement transformé une proportion toujours plus grande des habitants de la planète en ouvriers d’industrie à plein temps, les logiciels, au lieu de nous épargner du travail administratif, nous ont tous transformés en administratifs à temps partiel ou à plein temps. « En cet âge final et abêtissant du capitalisme, nous passons des technologies poétiques aux technologies bureaucratiques. » Il ne s’agit plus de donner vie à des rêves impossibles et fous puisque les impératifs administratifs ne sont plus les moyens mais la fin du développement technologique.
Et David Graeber de conclure que la technologie ne pourra être canalisée vers les besoins humains que par une répartition plus égalitaire des richesses et du pouvoir.
Max Weber a observé comment une bureaucratie, une fois mise, en place, se rend indispensable, au point qu’il est presque impossible de s’en débarrasser. Même le monarque absolu est impuissant face au savoir supérieur de l’expert bureaucratique. Ainsi, les toutes premières bureaucraties, en Mésopotamie et en Egypte, se sont perpétuées tandis que les dynasties se succédaient. La bureaucratie exerce aussi un authentique attrait sur ceux qu’elle administre, par leurs relations simples, prévisibles et impersonnelles.
En Europe, la plupart des institutions de ce qui allait constituer l’État-providence ont été créées par des syndicats, des associations de quartier, des coopératives ouvrières. Bismarck, après la Commune de Paris, craignant une majorité socialiste ou un soulèvement, a développé un programme d’assurances sociales, d’éducation gratuite, de pensions retraites… version édulcorée des programmes socialistes, purgés de tout élément démocratique ou participatif. La Poste allemande a été l’une des premières applications des méthodes militaires au bien public. Au XIXe siècle, elle effectuait cinq à neuf tournées quotidiennes dans les grandes villes. Elle a directement inspiré l’organisation de l’Union soviétique. Dans nombre d’États-nations émergents en Europe et aux Amériques, la Poste comptait sur la moitié du budget de l’État et occupait la moitié du personnel de la fonction publique. Pendant très longtemps aux États-Unis, le terme postisation désignait la nationalisation des métros, réseaux ferrés de banlieue et chemin de fer interÉtats, au nom de l’efficacité par rapport à une gestion privée. Après la charge des années 1980 contre les services publics, il n’est désormais plus utilisé que pour dénoncer les épidémies d’agressions violentes, la dépravation, la toxicomanie et bien sûr l’inefficacité, sans évoquer aucune explication structurelle. Internet n’est qu’une Poste géante, mondiale, électronique, la « démocratisation du despotisme » puisque chacun, en appuyant sur une touche, peut (virtuellement) tout.
Si la raison a, longtemps et depuis l’Antiquité, était une force morale capable de canaliser nos passions, elle est ensuite devenu un instrument permettant d’atteindre des objectifs le plus efficacement. La bureaucratie est toujours la « pierre angulaire » de ceux qui rêvent de mettre en place un système social (libéral, socialiste, fondamentaliste religieux,…) qui sera le triomphe de l’ordre sur le chaos. Dés lors, se réclamer de la rationalité permet d’en exclure de façon extraordinairement intolérante ses opposants qui n’ont plus seulement tort mais qui sont accusés d’être délirants et fous.
Les États modernes reposent sur trois principes : la souveraineté, fondée sur le monopole de l’usage légitime de la violence au sein d’un territoire, l’administration et la politique, dans le sens où elle est devenu un spectacle dans lequel s’affrontent de puissants personnages, phénomène aristocratique plus que démocratique. Les « sociétés héroïques », nées à l’âge du Bronze et qui ont continué à exister dans les déserts, les montagnes, les steppes jouxtant les grandes sociétés bureaucratiques et commerçantes, sont leur exact opposé. David Graeber explique comment certaines créations littéraires, les épopées puis la fantasie, sont des stratagèmes idéologiques. Elles séduisent comme négation systématique de tout ce que représente la bureaucratie mais vaccinent par la représentation des horreurs qui surviennent, conséquences de ses propres désirs. Tout comme avec les jeux du cirque, au lieu de vanter les vertus d’un système d’autorité, il s’agit de créer une image saisissante de leur négation absolue, démontrer que finalement l’ennui du monde administré est probablement préférable à tout autre monde imaginable.
De la même façon, dans l’appendice de son ouvrage, il analyse les comic books, notamment leurs adaptations hollywoodiennes. Leurs héros manquent toujours d’imagination et ne font que réagir aux événements tandis que les méchants regorgent d’une créativité sans fin. L’intrigue est toujours sommaire, d’essence freudienne, résumée à une « transgression-punition » : le Surmoi tabasse et soumet le Ça déviant. Pourtant les superhéros en costume combattent les criminels au nom de la loi, en agissant souvent en dehors de la stricte légalité. L’État moderne repose en effet sur un paradoxe car depuis que Dieu n’inspire plus la loi, celle-ci est fondée sur le « peuple » qui l’a imposée par la révolution, acte qui viole la loi. Dès lors, il n’est donc plus possible de modifier la Constitution que par des moyens légaux, c’est dire si rien ne changera (si ce n’est, parfois, en apparence). Tandis que la gauche a renoncé à la violence révolutionnaire, la droite ne distingue pas celle-ci de la violence criminelle. Pour elle, la loi est le moyen de garder la maîtrise de la violence. La connivence souvent constatée entre criminels, mouvements de droite et police, interagissant dans une zone à la frontière de la loi et d’où de nouvelles formes de pouvoir et d’ordre peuvent émerger, est exactement l’espace habité par les superhéros et les superméchants, un espace intrinsèquement fasciste. Les superhéros ne souhaitent pas conquérir le monde et ne sont pas fascistes. Ils ne sont que des gens ordinaires, moraux, superpuissants, habitant un monde où le fascisme est la seule possibilité politique. Les comic books s’adressent majoritairement aux adolescents et leur démontrent, par un récit profondément conservateur, que l’imagination et la rébellion doivent être endiguées.
David Graeber décloisonnent une nouvelle fois les savoirs, appuyant ses démonstrations autant sur ses propres recherches anthropologiques à Madagascar que sur la culture populaire, pour donner à voir le monde sous un tout autre point de vue qui bouleversera bien des idées reçues.
BUREAUCRATIE
David Graeber
Traduit de l’anglais par Françoise et Paul Chemla
304 pages – 22 euros.
Éditions Les Liens qui libèrent – Paris – Octobre 2015
296 pages – 8,80 euros.
Éditions Babel – Arles – Avril 2017
Titre original : The utopia of the rules – Melving House – Février 2015
Du même auteur :
AU COMMENCEMENT ÉTAIT…
COMME SI NOUS ÉTIONS DÉJÀ LIBRES
POUR UNE ANTHROPOLOGIE ANARCHISTE
DETTE : 5 000 ANS D’HISTOIRE
LA COMMUNE DU ROJAVA
SUR LES ROIS
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