20 décembre 2019

L’ENTRAIDE - Un Facteur de l’évolution

Kropotkine remet en cause, par ses nombreuses observations, la conception des darwinistes de la lutte acharnée pour les moyens d’existence, entre les animaux de la même espèce, comme principale caractéristique de la lutte pour la vie et principal facteur d’évolution. Bien au contraire, il a pu constater que l’entraide et l’appui mutuel sont pratiqués dans des proportions telles que la loi de l’aide réciproque pourrait être beaucoup plus déterminante dans la lutte pour la vie, comme l’avait d’ailleurs exprimé Darwin lui-même.

En effet, dans The Descent of Man, ce dernier signale comment dans de nombreuses sociétés animales, la lutte entre les individus disparaît, remplacée par la coopération, aboutissant au développement de facultés intellectuelles et morales qui assurent à l’espèce de meilleures conditions de survie, ainsi qu'une plus grande somme de bien-être et de jouissance pour chaque individu. Ceux qui survivent ne sont pas les plus forts mais ceux qui apprennent à s’unir de façon à se soutenir mutuellement, les forts comme les faibles, pour la prospérité de la communauté.
Kropotkine relève l’abondance de faits d’entraide, non seulement pour l’élevage de la progéniture, mais aussi pour la sécurité de l’individu, et pour lui assurer la nourriture nécessaire, même parmi les animaux les plus inférieurs, parmi les termites, les fourmis et les abeilles, les oiseaux qui s’associent pour chasser et pêcher, les mammifères dont la plupart sont des espèces sociales qui « vivaient en sociétés avant l’envahissement du globe terrestre par l’homme, avant la guerre qu’il a entreprise contre eux et la destruction de leurs primitives sources de nourriture ». L’association cesse d’être uniquement instinctive et devient raisonnée chez les vertébrés supérieurs. « Les espèces qui, volontairement ou non, abandonnent cet instinct d’association sont condamnées à disparaître ; tandis que les animaux qui savent le mieux s’unir ont les plus grandes chances de survivance et d’évolution plus complète. » La vie en société développe chez les animaux « un certain sens de justice collective tendant à devenir une habitude », et la compassion.
La compétition ne saurait être une condition normale car le nombre d’animaux dans une région est déterminé, non par la plus grande somme de nourriture que celle-ci peut fournir, mais par le produit des années les plus mauvaises. La sélection naturelle pendant les époques de calamités épargne les individus les plus endurants face aux privations, et non pas les plus forts, les plus sains, ou les plus intelligents. Aucun progrès ne pourrait être basé sur eux, d’autant qu’ils sortent en général de l’épreuve avec une santé affaiblie. La décadence serait alors la règle dans le monde animal.
« « Pas de compétition ! La compétition est toujours nuisible à l’espèce et il y a de nombreux moyens de l’éviter ! » Telle est la tendance de la nature, non pas toujours pleinement réalisée, mais toujours présente. C’est le mot d’ordre que nous donnent le buisson, la forêt, la rivière, l’océan. « Unissez-vous ! Pratiquez l’entraide ! C’est le moyen le plus sûr pour donner à chacun et à tous la plus grande sécurité, la meilleure garantie d’existence et de progrès physique, intellectuel et moral. » Voilà ce que la nature nous enseigne et c’est ce qu’ont fait ceux des animaux qui ont atteint la plus haute position dans leurs classes respectives. »

L’erreur de Hobbes et de bien des philosophes du XVIIIe siècle, fut de supposer que l’humanité avait commencé sous la forme de petites familles isolées. Aussi loin que peut remonter la paléo-ethnologie, les hommes vivaient en sociétés. La bande, et non la famille, fut la première forme de la vie sociale. L’observation des tribus primitives, actuellement au même niveau de civilisation que les habitants de l’Europe aux époques préhistoriques, nous permet de comprendre l’organisation du clan non comme « une agglomération désordonnée d’individus obéissant seulement à leurs passions individuelles et tirant avantage de leur force et de leur habileté personnelle contre tous les autres représentants de l’espèce. L’individualisme effréné est une production moderne et non une caractéristique de l’humanité primitive. » Kropotkine prend exemple des Hottentots qui partagent spontanément ce qu’on leur donne, des Papous qui vivent « sous le communisme primitif, sans se donner de chef », travaillent en commun, juste assez pour avoir la nourriture de chaque jour, élèvent leurs enfants en commun, comme les Fuégiens et les Esquimaux.
« À l’intérieur de la tribu, la règle de « chacun pour tous » est souveraine, aussi longtemps que la famille distincte n’a pas encore brisé l’unité tribale. Mais cette règle ne s’étend pas aux clans voisins, ou aux tribus voisines, même en cas de fédération pour la protection mutuelle. Chaque tribu ou clan est une unité séparée. C’est absolument comme chez les mammifères et les oiseaux : le territoire est approximativement partagé entre les diverses tribus, et excepté en temps de guerre, les limites sont respectées. »

L’histoire, ensuite, ne retient que les événements dramatiques. Il est nécessaire de la réécrire pour mettre en lumière les périodes de paix. Une nouvelle conception du territoire apparut autour de l’organisation de la commune villageoise, antérieure au servage, remplaçant les unions autour d’une origine commune. Si l’accumulation privée de la richesse et sa transmission héréditaire étaient reconnues, la propriété foncière n’était pas admise, la terre appartenant à la commune. L’agriculture en commun était la règle. Des liens de solidarité se développaient entre agglomérations : les tribus se fédéraient en peuplades et les peuplades en confédérations. Kropotkine cite en exemple la djemmâa, assemblée des communautés villageoises kabyles où les décisions sont prises à l’unanimité, l’organisation des montagnards du Caucase et des peuplades de l’Afrique. Les États, en se constituant, ont simplement « pris possession, dans l’intérêt des minorités, de toutes les fonctions judiciaires, économiques, administratives, exercées auparavant dans l’intérêt de tous, par la commune villageoise ».

Le désir des masses de maintenir la paix, leurs tendances pacifiques et non les instincts guerriers qu’on leur prête, sont à l’origine de l’autorité qui devint par la suite source d’oppression. Les populations libres ont consenti à entretenir leurs défenseurs militaires pour peu à peu devenir les serfs de leurs protecteurs. Alors que l’Europe tombait sous la domination de milliers de gouvernants, les agglomérations urbaines commencèrent « à secouer le joug de leurs maîtres spirituels et temporels ». Les villages fortifiés se soulevèrent contre les châteaux des seigneurs, si bien qu’en moins de cent ans, toutes les villes d’Europe devinrent des cités libres. Instituant « conjurations », « fraternités » et autres « amitiés », les hommes, unis dans une idée commune, couvrirent en trois ou quatre cents ans l’Europe de somptueux édifices. Les guildes de métiers au Moyen Âge, régies par un droit d’autojuridiction et organisées en fédérations, administraient les cités avec les assemblées populaires. Il s’agissait d’organiser à grande échelle la production et la consommation, sans entrave de l’État. Seules les différences d’âge et d’habileté distinguaient le maître de l’apprenti, jusqu’au XVIe siècle, après que le pouvoir royal eut détruit la commune et l’organisation des métiers, où il fut alors possible de devenir maître par héritage ou richesse. Ainsi, les aspirations des radicaux modernes, qualifiées d’utopies, étaient-elle réalisées et acceptées comme d’indiscutables réalités. « La période comprise entre le Xe et le XVIe siècle de notre ère pourrait ainsi être décrite comme un immense effort pour établir l’aide et l’appui mutuels dans de vastes proportions, le principe de fédération et d’association étant appliqué à toutes les manifestations de la vie humaine et à tous les degrés possibles. Cet effort fut en grande partie couronné de succès. »
« Un monument du Moyen Âge n’apparaît jamais comme un effort solitaire, où des milliers d’esclaves auraient exécuté la part assignée à eux par l’imagination d’un seul homme – toute la cité y a contribué. »
Vers la fin du XVe siècle, des seigneurs féodaux plus habiles, plus avides de richesses et moins scrupuleux que leurs voisins, consacrés par l’Église, s’étaient appropriés de riches domaines personnels qui devinrent des cités royales, puissants États en germe. Faute d’avoir eu plus confiance dans les gouvernements qu’en eux-mêmes, les citoyens perdirent leurs dernières libertés. La Réforme fut une révolte contre les abus de l’Église mais aussi un effort pour reconstituer la société sur la base de l’entraide et du soutien mutuel.

« Dans la guilde – et au Moyen âge, chacun appartenait à quelque guilde ou fraternité – deux « frères » étaient obligés de veiller chacun à leur tour un frère qui était tombé malade ; aujourd’hui on considère comme suffisant de donner à son voisin l’adresse de l’hôpital public le plus proche. Dans la société barbare, le seul fait d’assister à un combat entre deux hommes, survenu à la suite d’une querelle, et de ne pas empêcher qu’il ait une issue fatale, exposait à des poursuites comme meurtrier ; mais avec la théorie de l’État protecteur de tous, le spectateur n’a pas besoin de s’en mêler : c’est à l’agent de police d’intervenir, ou non. Et tandis qu’en pays sauvage, chez les Hottentots par exemple, il serait scandaleux de manger sans avoir appelé à haute voix trois fois pour demander s’il n’y avait personne qui désire partager votre nourriture, tout ce qu’un citoyen respectable doit faire aujourd’hui est de payer l’impôt et de laisser les affamés s’arranger comme ils peuvent. » Cependant Kropotkine est frappé par la part immense que les principes d’entraide et d’appui mutuel tiennent encore aujourd’hui, malgré la destruction des institutions d’entraide. L’Europe est encore couverte de vestiges des communes villageoises : les deux tiers des prairies alpestres et des forêts suisses demeurent communales, en France l’aide libre se pratique encore entre voisins pour la moisson et les vendanges. Il constate que la tendance à l’entraide a brisé les lois d’airain de l’État et s’affirme dans une infinité d’associations qui tendent à englober toutes les manifestations de la vie sociale et dont il donne bon nombre d’exemples.

(Ce chapitre 5, publié seul, a déjà fait ici l’objet d’un compte-rendu un peu plus copieux.)

 
Texte fondateur incontournable !






L’ENTRAIDE
Un Facteur de l’évolution
Pierre Kropotkine
Traduit de l’anglais par L. Bréal
Préface de Mark Fortier
372 pages – 24 euros.
Les Éditions Écosociété – Collection « Retrouvailles » – Montréal –  2001
Première édition : Mutual Aid, A Factor of Evolution – William Heinemann – Londres – 1902

« Qu’est-ce qu’un « Retrouvailles » d’Écosociété ? Un livre qui n’a jamais cessé d’être présent chez les militants, sur le terrain. Un texte que l’on aime raconter, comme un mauvais coup. Un outil pour remuer le monde. »



384 pages – 20 euros
Éditions Nada – Paris –  Juin 2020 
www.nada-editions.fr








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