Aux intellectuels français, il reproche de pratiquer une « version adaptée aux conventions locales » du politiquement correct à l’américaine dont ils se gaussent pourtant, « plus hypocrite mais fidèle à l'essence de la chose, qui est d’opérer une dissolution rétroactive de l’histoire ». « L'abolition de l'histoire est une sorte d'affreuse liberté pour ceux qu’elle délivre effectivement de tout devoir vis-à-vis du passé comme de toute charge envers l’avenir : cette liberté, faite d'irresponsabilité et de disponibilité (à tout ce que la domination voudra faire d’eux), les modernes y tiennent plus qu’à la prunelle de leurs yeux, dont ils ont docilement confié l'extinction aux écrans. » Cette abolition se résume pour les « intellectuels » au travail à « effacer les traces des conflits réels et des choix possibles qui s’y sont succédé, d’y substituer les faux antagonismes rétroactivement exigés par la propagande du moment ».
« Depuis la fortune récente, parmi les intellectuels et les médiatiques, du terme de barbarie, on range pêle-mêle sous ce vocable tous les faits et comportements qui démentent manifestement l'idéal de pacification sociale de la démocratie marchande. » « Parler de barbarie suppose qu'il y ait une civilisation à défendre, et pour établir l'existence de celle-ci, rien ne vaut bien sur la présence d'une barbarie à combattre. » La société de masse, considérant l'enfant comme un individu complet et déjà autonome, prive celui-ci d’enfance, tandis qu'elle fait en sorte que les adultes n’aient pas de maturité : « Les consommateurs étant traités en enfants, les enfants peuvent bien l’être en consommateurs à part entière. » Quant à « l’immersion précoce dans le monde fictif qu’organisent les “nouvelles technologies du virtuel“ », elle vise à « tester la capacité d'adaptation à l'environnement purement artificiel et technicisé qui sera bientôt le nôtre ».
« Combattant de la liberté de circuler emprisonné dans son enveloppe métallique, l'automobiliste est donc en première ligne dans la lutte continuelle, exténuante, pour une vie débarrassée de l’effort. »
« Les barbares ne viennent donc pas d'une lointaine et archaïque périphérie de l'abondance marchande, mais de son centre même. » « Ces estropiés de la perception, mutilés par les machines de la consommation, invalides de la guerre commerciale, arborent leurs stigmates comme des décorations, leur infirmité comme un uniforme, leur insensibilité comme un drapeau. »
Jaime Semprun reproche aussi aux « gaucho-humanitaristes » de ne pas dénoncer « tous les mauvais traitements que la domination technique inflige à la nature et à la nature des hommes », mais de s’en tenir à la violence policière à l’encontre des déshérités. « Plutôt que de verser des larmes de crocodile sur les “exclus“et autres “inutiles au monde“, il conviendrait d'examiner sérieusement en quoi le monde du salariat et de la marchandise est utile à quiconque n'en tirent pas de profits, et si on peut s’y inclure sans renier son humanité. » Il accuse les sociologues d’avoir pour fonction « non de critiquer la société, mais de fournir des arguments et des justifications au pléthorique personnel d'encadrement de la misère ». L’ « extrême-gauchisme » se contente de « renverser les termes de la propagande policière » considérant les « sauvages, étrangers au monde de la marchandise et décidés à la détruire » alors que ceux-ci s’y adaptent au contraire très bien.
Il salue la lucidité de Jack London qui décrivait, dans LE TALON DE FER, un capitalisme qui aurait su « se libérer de toutes les entraves imposées par l’ancienne légalité démocratique-bourgeoise ». Cependant la domination n’est actuellement pas poussée à utiliser des « moyens d’exceptions » et n’a pas pour but de convaincre, mais plutôt de « parachever la destruction du sens commun, l’isolement de chacun dans un scepticisme terrorisé ».
Il dénonce l’adaptation des gauchistes qui revendiquaient de « jouir sans entraves » et prônent désormais l’individualisme et l’hédonisme, qui ont « troqué l’instantanéité révolutionnaire contre l’instantanéité marchande ».
Il s’en prend, enfin, aux « bonnes âmes pétitionnaires » qui s’inquiètent « de voir la France déroger à ses traditions historiques », en se fermant aux étrangers, mais ne réclament pas une abolition de l’État. De même que les « calamités à attendre du fonctionnement de l’économie planétarisée » ou les promesses non-tenues de la société industrielle, sont dénoncées dans l’espoir qu’elles soient adoucies, amendées, humanisées peut-être. « On ne s'en prend jamais au contenu et aux finalités de la production industrielle, à la vie parasitaire qu’elle nous fait mener, au système de besoin qu'elle définit ; on déplore seulement que la cybernétique n'ait pas été à l'arrivée l'émancipation attendue. »
Désignant le « parti de la stabilisation », composé de « cette classe moyenne salariée qui s'était rêvée bourgeoise et se réveille prolétarisée (et même lumpenprolétarisée) », « la masse de manœuvre d'une espèce de front national-étatique », il lui reproche de revendiquer « les conditions capitalistes de la période précédente, que la propagande désigne sous le nom d’État-providence ». « Attendre d’un seuil franchi dans la dégradation de la vie qu’il brise l'adhésion collective et la dépendance vis-à-vis de la domination en obligeant les hommes à l’autonomie, c'est méconnaître que pour simplement percevoir qu’un seuil a été franchi, sans même parler d’y voir une obligation de se libérer, il faudrait ne pas avoir été corrompu par tout ce qui a mené là. » Face aux calamités inouïes qui vont déferler, on ne peut s'attendre qu'à un appel pressant vers les protections disponibles, étatiques ou autres.
Lucide et percutant état des lieux qui ne débouche toutefois pas sur la moindre proposition. Désespéré ?
Ernest London
Le bibliothécaire-armurier
L’ABÎME SE REPEUPLE
Jaime Semprun
90 pages – 8 euros
Éditions de l’Encyclopédie des nuisances – Paris – Mai 1997
Du même auteur :
CATASTROPHISME, ADMINISTRATION DU DÉSASTRE ET SOUMISSION DURABLE
DISCOURS PRÉLIMINAIRE DE L’ENCYCLOPÉDIE DES NUISANCES
Voir aussi :
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