Depuis le 12 mars 2011, la catastrophe de Fukushima ne cesse d’être invisibilisée, d’être soumise à la loi du silence. Akadi Filine (pseudonyme collectif empruntant le nom d’un liquidateur de Tchernobyl) documente et analyse dix années de gestion sociale et la politique de l’oubli appliquées par l’État japonais. Faire disparaître la réalité sociale est une affaire de découpage du temps : catastropher, liquider, évacuer, réhabiliter, banaliser, démanteler, repeupler, étudier, célébrer. « La véritable catastrophe nucléaire, ce n’est pas que tout s’arrête mais que tout continue. »
Catastropher.
L’accumulation permanente d’informations contradictoires qui constitue le discours des autorité, occupe l’espace de la parole sur la catastrophe : « Moins la situation est maîtrisable, plus on s'en remet aux spécialistes de la maîtrise de la situation. Qu'ils soient responsables de cette catastrophe n’y change rien, qu’ils nous mentent non plus. Ils le savent bien, c'est la peur qui nous jette dans leurs bras. » La « transparence » du traitement médiatique de Fukushima contraste avec le silence qui entoura Tchernobyl. Il s'agit avant tout de traiter l'accident comme le simple épisode d'une catastrophe naturelle, les conséquences du séisme de magnitude 9 et du tsunami rendant dérisoire l'effondrement du toit d'un réacteur. Les habitants et les autorités locales ne reçoivent aucune information sur la situation ni consignes claires. Pourtant, l’AFP, certainement bien informée, déménage ses bureaux de Tokyo à Osaka, et Areva évacue ses cadres.
Le gouvernement japonais a augmenté, le 15 avril, le seuil acceptable d’exposition aux radiations à 20 millisieverts par an pour les enfants (dose dépassant celle qui autorise les travailleurs industriels à obtenir des indemnités en cas de leucémie).
Liquider.
« Une catastrophe nucléaire ne se liquide pas. De Tchernobyl à Fukushima, c'est contre cette vérité que s'organisent les différentes institutions en charge des populations et des territoires contaminés. »
Derrière les « 50 de Fukushima », présentés comme des héros sacrifiés pour la patrie et le monde, l'utilisation de travailleurs du « sous-prolétariat adapté à l'industrie nucléaire », les Burakumins, fut massive. Opportunément, la dose annuelle autorisée pour eux est passée le 15 mars de 20 à 250 millisieverts.
Au bout de deux mois, l'opérateur Tepco a fini par annoncer officiellement que les cœurs des réacteurs numéro 1, numéro 2 et numéro 3 de la centrale ont complètement fondu dans les heures qui ont suivi le séisme. Des coriums se sont donc formés et répandus dans les bâtiments, après avoir percé les cuves, dès le début de la catastrophe. Les mesures prises pour « refroidir les réacteurs » tentent en vérité tout au plus de ralentir les réactions en chaîne non maîtrisables des coriums, pendant leur lente descente dans les profondeurs. Les centaines de tonnes d’eau injectées révèlent surtout que les réacteurs sont devenus des « passoires géantes », et finissent, contaminées, en grande partie dans l’océan. « La seule stratégie possible pour les ingénieurs chargés du retour à la normale est bien de diluer la catastrophe » : diluer la radioactivité, diluer ses dégâts sur l’ensemble des populations, diluer le nombre de morts. De la même façon, les autorités soviétiques, à Tchernobyl, avaient réparti l’exposition sur le plus grand nombre possible d’intervenants : 800 000 liquidateurs officiels ! Les dérisoires opérations de décontamination ne sont que des leurres. Et pourtant le 16 décembre 2011, l'accident est officiellement terminé. Hâter la phase de liquidation permet d'effacer plus vite la mémoire de la catastrophe.
Des témoignages de travailleur évoquent des clauses de confidentialité totale, six au sept nouveaux de sous-traitance qui permettent de dégager la responsabilité de Tepco, des astuces pour moins exposer le dosimètre et augmenter son temps de travail, des collusions avec des organisations yakuzas.
Évacuer.
Dès le 12 mars 2011, le gouvernement japonais annonce des zones d’évacuation de 3 kilomètres, puis de 10 et de 20, informations aussitôt reprises comme si elles étaient effectives. Sur place, les premières personnes sont prises en charge seulement trois jours plus tard, les autres sont invitées à se calfeutrer chez elles. C’est seulement le 21 avril que le périmètre est interdit, obligeant les habitants à partir par leurs propres moyens.
Dès le début de l’accident, des « taux de contamination colossaux » sont relevés bien au-delà de 30 kilomètres. L’eau du robinet à Tokyo est contaminée dès le 22 mars. Pourtant, le 6 avril, les écoles situées à plus de 30 kilomètres vont réouvrir. Le « taux de radiation acceptable » passe de 1 à 20 millisieverts par an, adopté comme norme internationale par la Commission internationale de protection radiologue (CIPR). Il ne s’agit donc pas d’un « simple bricolage dans un état agissant sous le coup de la panique ; c'est une norme que l'industrie nucléaire mondial s'est construite pour continuer à exister. » « Les cancers radio-induits – qui seront peut-être reconnus dans des années et au terme d’efforts acharnés des familles – couteront toujours moins cher, politiquement et financièrement, qu’une évacuation généralisée. »
En mai, une carte officielle est publiée, révélant l’existence de zones contaminées jusqu’à 100 kilomètres autour de la centrale. Selon les sources gouvernementales, seules 80 à 100 000 personnes ont été évacuées avant le 21 avril et seront indemnisées. « Dans les moments critiques, un État n’a que faire de ses sujets. Il les gère, les fait vivre, les tue, mais ce qui lui importe, c’est sa propre survie. »
Le concept de radiophobie, établi par les scientifiques soviétiques en 1987 dans un rapport dicté par l’AIEA, est de nouveau utilisé pour semer la confusion et détourner l’attention : état chronique d'angoisse et de stress, observé chez les populations mêlées à l’accident, responsable de douleurs, d’insomnies, de troubles du comportement, de difficultés scolaires. « Éculé, le mythe de la radiophobie est désormais abandonné par ses anciens chantres et a été troqué contre le concept de “stress informationnel“. L'anxiété due au manque d'informations est donc responsable des leucémies, cancers du colon, du poumon, de la vessie, du rein, de la thyroïde, du sein, des maladies du cœur et des vaisseaux, des altérations du système immunitaire, de l'arrêt du développement mental chez les enfants exposés in utero, de cataractes, de mutation, de malformations congénitales, de malformations du système nerveux. Pour soigner ses fâcheuses maladies psychosomatiques il suffit alors de “rétablir la confiance des populations vis-à-vis de leur environnement contaminé“. »
Réhabiliter.
Fin décembre 2011, Tepco et le gouvernement annoncent que la situation est sous contrôle, que la phase d'urgence est terminée : la catastrophe liquidée, l’économie doit redémarrer. Il faut tout d’abord « décontaminer » en coupant les arbres, en enlevant une partie de la terre pour faire chuter le niveau de contamination. En vérité il ne s'agit que d'un déplacement, d'une dilution sur le territoire, les particules radioactives ne pouvant disparaître. « La réhabilitation est donc simplement celle du capitalisme, celle du monde tel qu'il était avant la catastrophe et tel qu'il n'allait pas. »
Des scientifiques et les responsables de la préfecture de Fukushima seront en Biélorussie en novembre 2011, pour recueillir un « savoir social précieux » : « la gestion sociale en terrain contaminé ». « Comment convaincre les gens de vivre dans un environnement qui les tue ? », leur faire accepter « le fait accompli du désastre ».
Banaliser.
Au lieu de se dénucléariser, le monde de « l’après Fukushima » consolide « l’édifice nucléaire » : les expériences des catastrophes permettraient « d’améliorer le niveau de sûreté ». Three Mile Island en 1979, Tchernobyl sept ans plus tard : les catastrophes arrivent plus souvent que prévu ( tous les cent mille ans selon l’approche probabiliste du programme nucléaire français à sa naissance).
Démanteler.
L’industrie nucléaire qui ne vend plus autant de centrales qu’elle voudrait, a trouvé de nouveaux marchés dans son « démantèlement », ou plus exactement « le spectacle de la déconstruction ». Il a fallu attendre deux mois après la catastrophe pour que soit reconnu officiellement que les coeurs des réacteurs avaient fondus dès les premières heures. La masse des coriums pourrait s’élever à 1 200 tonnes, et aucune solution pour repêcher cette masse de déchet en fusion n’existe. Depuis 2011, les rejets de tonnes d’eau radioactive dans la mer n’ont jamais cessé, malgré les communications incessantes sur leur stockage.
Repeupler.
Les différentes stratégies mises en place pour limiter les évacuations, sont analysées, par exemple le « difficile dilemme » largement repris par les médias, entre faire vivre en zone contaminée ou faire vivre le traumatisme de l’évacuation et du refuge précaire.
Puis, après 2014, des aides sont versées aux exilés qui acceptent de regagner leur communes, afin de les aider à rénover leur habitat ou à monter des entreprises. En 2018, les allocation et les relogements gratuits sont supprimés pour ceux qui refusent de rentrer.
Étudier.
L’université médicale de Fukushima est chargée exclusivement de l’enquête sanitaire, dans une stratégie de « réduction de la connaissance » : territoire limité, liquidateurs pas pris en compte, cancer de la thyroïde seule pathologie recherchée, contamination interne liée à l’alimentation exclue, pas d’étude sur la faune, la flore, les océans, pas d’examen individuel mais des évaluations, des « reconstitutions de dose » calculées à partir des informations recueillies. Alors que le nombre de cancers thyroïdiens observés chez les enfants est dix fois supérieur au taux habituels, le « dépistage massif » est accusé d’être seul responsable.
Célébrer.
La sélection, en 2013, de la ville de Tokyo pour accueillir les Jeux olympiques de 2020, permet de donner une échéance au terme de la « réhabilitation », de faire croire aux japonais et au monde entier que les conséquences de l'accident sont terminées. « Tokyo-2020 sera non seulement la vitrine d'un Japon résilient mais aussi celle d'une industrie nucléaire résiliente. » « Les jeux de “Tokyo 2020/2021“ sont l'occasion d'admettre qu’un État peut organiser des Jeux olympiques au cœur de la catastrophe nucléaire. Après les jeux de la croix gammée en 1936, ceux du goulag en 1980, place aux Jeux de l’atome en 2021 ! »
Chaque chapitre est suivi de documents qui l’illustrent. Ouvrage exceptionnel qui met en lumière toutes les stratégies mises en oeuvre pour rendre le désastre acceptable et sa continuation inévitable.
Ernest London
Le bibliothécaire-armurier
OUBLIER FUKUSHIMA
Éditions revue et augmentée
Arkadi Filine
386 pages – 18 euros
Éditions Le Bout de la ville – Le Mas d’Azil – Mai 2021
leseditionsduboutdelaville.com/index.php?id_product=17&controller=product
Première édition : 2012
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