Le journaliste Benoît Collombat, accompagné de l’illustrateur Damien Cuvillier, ont rencontré d’anciens ministres, conseillers de présidents de la République, directeurs du trésor ou du FMI, des économistes, des juristes, des sociologues, des philosophes des banquiers. Tous ont contribué ou assisté à la victoire idéologique du néolibéralisme, qui a permis de mettre l’État au seul service du marché, et l’organisation du monde à celui de l’économie et de la finance. Résultat de trois ans et demi d’enquête, cette bande dessinée retrace les « moments de bascule historiques » et démontre comment le chômage est délibérément utilisé depuis quarante ans dans l’intérêt du système économique.
De nombreux repères chronologiques sont tout d’abord rappelés : de la création de l’OIT en 1919 dans le but de fonder « une paix universelle et durable (…) sur la base de la justice sociale », au Programme national de la résistance en 1944 qui prévoyait d’instaurer « une véritable démocratie économique et sociale » et d'évincer les « grandes féodalités économiques et financières de la direction de l’économie ». En 1933, Roosevelt promulgue la Glass-Steagall Act, séparant les banques de dépôt et banques d’affaires, qu’abrogera Bill Clinton en 1999. L’instauration du dollar comme monnaie de référence, par les accords de Bretton Woods, le 22 juillet 1944, et ses conséquences, sont également évoquées, ainsi que la naissance du néolibéralisme, lors du colloque Walter Lippmann en août 1938, dont les théoriciens se réuniront ensuite au sein de la Société du Mont-Pélerin, fondée en 1947, en attendant de pouvoir imposer leurs idées : des États au service des marchés. L’ordolibéralisme s’épanouit sur la reconstruction de l’Allemagne et accorde une importance fondamentale à la monnaie. L’exposé est limpide.
Depuis le tournant opéré en France avec Raymond Barre et Valéry Giscard d’Estaing, entre 1976 et 1981, privilégiant désormais la stabilité monétaire au plein emploi, les auteurs retracent, en s’immisçant dans les coulisses du pouvoir, les choix politiques français en matière économique, notamment le virage de la rigueur pris par le gouvernement socialiste dès l’été 1981, avec l’invention de la règle du 3%, outil de communication particulièrement simple à comprendre, pour justifier les déficits budgétaires, et qui deviendra une référence mondiale. Ils reviennent également sur la fin de l’indexation des salaires sur les prix, décidée par Delors pour combattre l’inflation, puis sur « l’histoire secrète des nationalisations », en particulier celle des banques. Le déficit extérieur de la France entre 1980 et 1983 correspond ni plus ni moins à la facture pétrolière et augmente à cause de la hausse du dollar. Il n’est absolument pas lié à la politique de relance mais le débat est manipulé, tout comme celui de la dette actuellement. Plutôt que de sortir du Système monétaire européen (SME), Mitterrand décide de maintenir un franc fort, ce qui implique de faire « le choix du chômage ». La politique de lutte contre l’inflation va dans le sens des épargnants et de l’accumulation financière au détriment de l’emploi qui devient la « variable d’ajustement ». En février 1984, l’émission Vive la crise, présentée par Yves Montand diffuse l’idée de la fin de l’État-providence. Puis, Bérégovoy, entre 1984 et 1986, permet à l’État de se financer sur les marchés financiers, sans passer par la Banque de France.
Un long chapitre est consacré à la construction européenne, rappelant que les fondations ont été jetées par Jean Monnet et Robert Marjolin. Basée sur un projet issu de la Société du Mont-Pélerin, la construction du Marché commun suit d’emblée un horizon libéral dans la mesure où elle est pensée comme un moyen de défaire l’interventionnisme étatique national. Le Traité de Rome s’inspire de l’ordolibéralisme allemand. Alors que De Gaulle, isolé, voulait une Europe politique et intergouvernementale, c’est la vision des « pères fondateurs », supranationale et économique, qui l’emporte. Le marché intérieur est mis en place, suivi par l’union monétaire, sans harmonisation fiscale et aux conditions de l’Allemagne, comme le raconte de nombreux témoins, dont Jean-Pierre Chevènement, Édith Cresson, l’économiste François Morin,… Le rôle central de Tommaso Padoa-Schioppa, peu connu du grand public, est longuement présenté. La naissance de la BCE en juin 1998 marque le premier renoncement volontaire d’États à leur souveraineté monétaire.
De nombreuses confidences et analyses, outre qu’elles contribuent au récit en apportant des éclairages variés et rendent compte de la complexité des enjeux et des débats, révèlent souvent les véritables intentions des décideurs de l’époque. Ainsi Alain Minc confie que « la monnaie unique, c’est le point ultime qui permet d’encadrer la France dans un système l’obligeant à se réformer de l’intérieur ». Le juriste Alain Supiot explique que « le propre du système de croyance néolibéral, c’est qu’il prétend s’adosser à la science et échapper par conséquent au contrôle démocratique ». C’est d’ailleurs pour placer la science économique dans la position d’ « un dogme qui s’impose et qui est soustrait à la délibération démocratique », qu’a été créé le « faux prix Nobel » d’économie. Avec le Traité de Lisbonne, adopté en remplacement de la Constitution européenne rejetée par référendum en 2005, les politiques économiques ne peuvent plus varier en fonction des alternances mais sont prédéterminées. Comme le confie Jean Pisani-Ferry, coordinateur du programme économique d’Emmanuel Macron : « La France a fait jouer à l'intégration européenne le rôle que les pays mal gouvernés confient au FMI la Banque mondiale. L'Europe a été notre programme d'ajustement structurel. »
Le récit de la crise grecque est tout aussi édifiant. Contrairement à la version officielle qui dénonçait une dette publique générée par une population profitant d’un État trop dépensier et ne prélevant pas d’impôt, il s’agissait d’une crise de la dette privée et du commerce extérieur. En effet, comme l’explique Frédéric Farah : « les excédents allemands sont la conséquence des déficits des pays du Sud ». L’Europe, en détruisant les infrastructures de toute la société, a clairement voulu faire un exemple.
La réforme des retraites, la crise de 2008 pendant laquelle les quatre grandes banques françaises se sont retrouvées au bord de la faillite, sont également abordées, avec toujours autant de perspicacité. Le cynisme des logiques néolibérales est magistralement mis en lumière, par ses protagonistes même. En 1998, par exemple, le gouvernement Jospin autorise le rachat de leurs actions par les entreprises, confondant les intérêts de celle-ci avec ceux de ses actionnaires. Pour obtenir une rentabilité financière à tout prix, il est nécessaire d’économiser sur les coûts, en détruisant l’emploi là où il est le plus cher et en délocalisant. La répression est désormais la seule réponse apportée aux révoltes populaires engendrées par la violences économiques. Plusieurs interviewés pointent la menace d’une convergence des néolibéraux avec l’extrême droite. Bien d’autres faits, dont l’accumulation fait sens, mériteraient d’être ici rapportés et démontrent combien la violence économique est bel est bien un choix politique. Aussi ne pouvons nous qu’inviter fortement à la lecture de cette somme extrêmement documentée et dans laquelle on sera incité à se replonger régulièrement.
Ernest London
Le bibliothécaire-armurier
LE CHOIX DU CHÔMAGE
De Pompidou à Macron, enquête sur les racines de la violence économique
Benoît Collombat et Damien Cuvillier
Préface de Ken Loach
288 pages – 26 euros
Éditions Futuropolis – Paris – Mars 2021
www.futuropolis.fr/9782754825450/le-choix-du-chomage.htm
Merci à Thom Holterman d'avoir traduit cet article en hollandais : libertaireorde.wordpress.com/2021/09/02/werkloosheid-als-keuze/
De Benoît Collombat :
DULCIE
CHER PAYS DE NOTRE ENFANCE
SARKOZY KADHAFI - Des Billets et des bombes
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