14 décembre 2021

ÉLOGE DES VAGABONDES

« Le monde inquiet dénonce l'invasion des êtres venus d’ailleurs. Étrangers, plantes, animaux, comment osez-vous gagner nos terres ? » Le paysagiste Gilles Clément prend la défense de quelques unes de ces weeds, « pestes végétales » aujourd’hui clouées au pilori. Au nom de la diversité, sont fixées les « normes d’un paysage » et déclarés ennemis les êtres qui en franchissent les limites. Il répond que la multiplicité des rencontres sont « autant de richesses ajoutées au territoire » et explique comment nos activités, nos désherbants, nos défrichages, notre béton et nos cultures industrielles permettent à ces « plantes vagabondes » de s’installer et de se développer. « Il va falloir un jour se décider à réviser le vocabulaire horticole, non pour accabler à nouveau telle ou telle espèce, mais pour se contenter de regarder le vagabondage des plantes comme l'accompagnement logique de notre propre agitation. Un paysage qui s’ouvre sous la lame des bulldozers verra, pour commencer, un cortège de plantes pionnières fleurir les terres bouleversées. Dans bienvenue ou malvenue, l'important est la venue. »

L’ajonc, par exemple, a été importé en Nouvelle-Zélande par les Anglais une fois qu’ils eurent remplacé les Maoris, « jugés trop belliqueux », par des moutons. Épineux, il pouvait servir de clôture mai, sans prédateur naturel ni facteur limitant sa croissance, il couvrit rapidement une importante surface de l’île. « Chaque fois qu'une plante s'exprime avec aisance – c'est le cas des expansionnistes venues d’ailleurs, presque toujours vagabondes – une question vient à l'esprit. Que peut-on en faire ? Quelle industrie possible, quel utile usage ? Un engrais, un textile, un carburant ? Au lieu de chercher l'éradication, la lutte “contre“, pourrait-on trouver un usage au bénéfice de l’homme, “faire avec“ ? » On le retrouve partout dans le monde. Peut-être a-t-il voyagé avec la laine des moutons. Le fenouil est une « plante de la route » : il a « pris le chemin des hommes qui avaient besoin de lui », dans leur pharmacie de voyage, comme fond de cuisine et condiment. « Le fenouil souffre d'un statut libertaire qui l’exclut du monde agricole. Pousser seul est intolérable, cela pourrait nourrir des gens sans que d’autres, occupés à la rentabilité des hectares, en tirent le moindre profit. »
Le cocotier, qui partage avec la bananier le mystère de ses origines, grâce à la noix de coco, « la plus grosse graine du monde », emportée par les courants marins, a pu se répandre sur tous les continents. Toutes les parties de l’arbre sont utilisées. L’eau de coco servit même de substitut au plasma sanguin au Viêt-nam pendant la guerre.
La nielle des blés, plante massicote comme le bleuet, la nigelle et le coquelicot, « espèces honnies de l’exploitant agricole pour qui la terre est un support de récolte et non de jardin », a été éradiquée. Pourtant, reconnue bénéfique à la culture du blé et du concombre, elle pourrait être utilisée comme stimulant, triée à la récolte puis réintégrée aux semis suivants. Mais les laboratoires préconisent plutôt les désherbants. « On ne dira jamais assez combien la diversité doit aux névroses horticoles ; sans obsession accumulatrice les jardins ne serait pas des conservatoires : lieux de repli d'espèces perdues ou en voie de disparition. »
Entre 1960 et 1970, l’ambroisie est passée de « rudérale sporadique à l’état de véritables colonies ». Diabolisée parce que son pollen, distribué en abondance à l’automne, entraîne un gêne considérable chez les personnes sensibles, se développe sur les sols bouleversés par la fièvre d’aménagement ou les pratiques agricoles. Chaque pied produit plusieurs milliards de graines de pollen alors qu'une dizaine suffit pour accroître la population de façon décisive.

Après ces quelques exemples passionnants, et d’autres encore, comme l’acacias cyclops, pyrophyte actif (le feu joue un rôle déclencheur dans son processus de multiplication), la jussie nitrophile (qui pourrait épurer les eaux), le buddleia ou arbre aux papillons, « bio-indicateur de l’air irrespirable », Gilles Clément consacre un chapitre plus général sur les propriétés des vagabondes. Les terres délaissées, soustraites à la maîtrise humaine avec intention d’y revenir, ne le sont pas pour tout le monde. Comme l’ensemble des territoires anthropisés, elles constituent la « surface d’accueil au vagabondage ». Mais « ces grandes voyageuses ne peuvent franchir les limites d'un seuil qui tient à leur propre amplitude biologique ». Une « réponse du milieu », qui peut prendre un certain temps, intervient dans la mécanique du brassage.
« Il faudrait enfin parvenir à parler d'écologie sans avoir besoin de la qualifier puisqu'elle désigne toutes les interactions qui orientent l'évolution du vivant. On ne voit pas comment l'homme sortirait tout seul, lui ultime prédateur de la chaîne des prédations, d'un système dans lequel il joue un rôle fondamental. De ce point de vue, il est le seul être à franchir les limites de son biome naturel – un climat tempéré ou méditerranéen, voir subtropical (disons clément) – pour couvrir l'ensemble de la planète grâce à ses multiples prothèses. Vêtements, isolations, chauffages, accroissent démesurément son amplitude biologique naturelle. Ce n'est pas une raison pour le classer à part en maintenant sur la planète son statut biblique de maître du monde. » En conclusion, l’auteur propose, plutôt que de se dresser contre les « invasives », d’instruire « une méthode pour permettre au milieu de récupérer progressivement les caractéristiques à partir desquelles se définit la diversité ».

Magnifique éloge de l’accueil et de la diversité donc, de la vie contre la marchandisation du monde. Gilles Clément énonce son discours scientifique dans une belle langue, parfaitement accessible, et prend le contre-pied de bien des idées reçues.

Ernest London
Le bibliothécaire-armurier

 

ÉLOGE DES VAGABONDES
Herbes, arbres et fleurs à la conquête du monde
Gilles Clément
218 pages – 8,90 euros
Éditions Robert Laffont – Collection « Documento » – Paris – Mai 2012



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