3 janvier 2022

À QUOI SERT L’IDENTITÉ « NATIONALE » ?

L’historien Gérard Noiriel revient sur l’origine de la logique identitaire au XIXe siècle, et explique comment elle n’a cessé, depuis, d’alimenter les discours nationalistes, jusqu’à ceux du candidat Sarkozy en 2007.
« La plupart des discours qui ont été tenus sur le passé, depuis l'Antiquité jusqu'au XIXe siècle, peuvent être classés dans le registre mémoriel. » Il s'agissait avant tout de juger les acteurs de l’histoire. À partir du XIXe siècle les États ont rémunéré des enseignants chercheurs afin qu'ils produisent des connaissances “objectives“, dans le but de comprendre et d'expliquer le passé.
Les régionalistes et les militants de l'ethnicité ont imposé l’expression « identité nationale », à partir des années 1970, pour défendre les cultures dominées. La « nation », considérée comme un être humain, est définie par deux critères qui, selon Paul Ricoeur, caractérisent l'identité d'une personne : la mêmeté et l’ipséité. « Les membres d'une nation doivent donc revendiquer une même origine et faire état d'une permanence à travers l’histoire. »
Les nations au sens politique du terme ont commencé à apparaître au XVIIIe siècle. Avec la Révolution française, les républicains en défendent l’idée, contre les monarchistes qui contestent la légitimité du suffrage universel et le principe d’égalité entre tous les citoyens. Dans les États allemands, des philosophes forgent le concept de « Volkstum », traduit par « nationalité » en français, utilisé de façon progressiste, pour la défense des cultures et des traditions contre les régimes impériaux. Avec la guerre de 1870 et surtout la perte de l’Alsace-Lorraine, l’État-nation prend sa forme moderne. Ernest Renan, dans sa conférence de 1882 « Qu’est-ce qu’une nation ? », réfute les critères « ethnographiques » et défend le « sentiment de patrie » : si l’Alsace est allemande par la langue et par la race, elle est française selon le principe généalogique. En 1889, est adoptée la première loi sur la nationalité française, tandis que l'école de la IIIe République inculque une ferveur patriotique avec l'enseignement de l’histoire, et impose les normes de la langue française officielle. Un clivage s’opère entre les pays d’émigration qui privilégient le droit du sang pour garder une emprise sur leurs ressortissants vivant à l’étranger, et les pays d'immigration qui adoptent le droit du sol pour intégrer les immigrés au sein de la population nationale.
L’appartenance des individus à différents groupes sociaux multiplie les « identités latentes », qui, activées dans certaines circonstances, peuvent acquérir une forte visibilité dans l’espace public. C’est ce qu’ont très bien compris les candidats à la conquête du pouvoir d’État. Le Parti ouvrier français, fondé par Jules Guesde, a le premier utilisé cette logique identitaire, au cours des années 1880. Pour combattre la lutte des classes, les monarchistes et les républicains modérés politisent l'identité nationale, définie autour du thème de la terre et de la race. Ernest Lavisse, Directeur de l'enseignement supérieur au ministère de l'Instruction publique, publie une histoire de France en plusieurs volumes aux éditions Hachette, « véritable monument dédié à l'identité nationale ».
L’affrontement entre la droite et la gauche se poursuit avec d’un côté Maurice Barrès qui défend une version nationaliste de l’identité nationale, définie contre l’étranger « qui n’aime pas la France », et axée sur le thème de « la terre et les morts », et de l’autre, Jean Jaurès qui s’est efforcée d‘élaborer une version prolongeant la perspective patriotique, subordonnée à la question sociale. Cet antagonisme entre une France rurale de petits propriétaires et une France agglutinée autour des usines, dans les banlieues des grandes villes, est confortée par une limitation de l’exode rural qui s’accompagne d’une immigration massive. Après les évènements du 6 février 1934, le clivage national-sécuritaire/social-humanitaire, qui s'était atténué après l'affaire Dreyfus, se constitue et atteint un paroxysme au moment du Front populaire. « La défense de l'identité nationale contre la menace étrangère prend alors une dimension raciale qui s'amplifiera lorsque les mouvements s'opposant à la décolonisation se développeront. » Les discours xénophobes et antisémites, notamment contre le complot « judéo-bolchevique », se répandent, jusqu'à la création d'un organisme chargé de la question identitaire : le Commissariat général aux questions juives, avant d'être vigoureusement marginalisés en 1945.
Le clivage entre « eux » et « nous » se déplace alors de la scène européenne vers la scène coloniale. Après la Guerre d’Algérie, qui a vu l’Algérien remplacer l’Allemand comme « figure incarnant la menace qui pèse sur la France », une période de très forte croissance favorise une large diffusion des valeurs universalistes proclamées au lendemain de la Second Guerre mondiale. Le développement de l'État-providence provoque une forte extension du secteur public, tandis que la brutale accélération de l'exode rural s’accompagne d’une forte croissance de la population urbaine. Le capitalisme parvient à faire triompher un système de normes et de références en quelques décennies : la consommation de masse atténue les clivages nationaux et sociaux. « Jean-Paul Sartre élabore sa définition marxiste du racisme, vu comme une idéologie insufflée par le capitalisme dans le but de diviser la classe ouvrière et justifier l'exploitation de l'homme par l’homme. »
Au cours des années 1960, les mobilisations contre les guerre du Vietnam, d’Algérie, pour le féminisme et le régionalisme, remettent au premier plan les questions identitaires, en les valorisant, exaltant les identités collectives dominées. L'antiracisme devient une donnée du sens commun, permettant la reconstitution du pôle social-humanitaire, jusqu'à la victoire de Mitterrand en 1981.
La libéralisation de l’information audiovisuelle a abouti à une concentration aux mains de puissants groupes financiers. La télévision joue désormais un rôle essentiel dans la fabrication du sens commun. Les contraintes de l'audimat oblige à privilégier des événements qui mettent en scène la violence et la mort, à conforter le « nous » du public au détriment de ceux qui n'en font pas partie. « La principale innovation de la période qui a débuté au cours des années 1980 tiens donc à la connexion que les médias ont établi entre “jeunes“et “immigrés“. Mais pour que le lien entre l'actualité internationale, le terrorisme et l'actualité sociale puisse apparaître évident aux yeux du plus grand nombre, il a fallu désigner ces jeunes à partir de leur origine et établir une équivalence entre “Arabe“et “musulman“. » Toutefois, Gérard Noiriel prend bien soin de préciser que, selon lui, « la communication de masse impose les matériaux avec lesquelles les gens élaborent leurs propres récits, plutôt que ces récits eux-mêmes. » Et la classe politique devient, dans cette « démocratie du public » de plus en plus dépendante des médias, obligée de reprendre à son compte des représentations de la société et des références que ceux-ci imposent chaque jour dans leur traitement de l’information, quitte à leur donner des interprétations différentes. L’abandon par la gauche au pouvoir de la référence à la lutte des classe au profit des « valeurs de la République » favorisant un consensus entre la gauche et la droite contre le « communautarisme » et ouvrant un espace politique au Front national, dont le leader à su s’adapter aux nouvelles règles du système politico-médiatique. Le discours nationaliste oppose les « Européens » et les « musulmans », et accuse l’immigration actuelle de détruire l'identité française avec sa religion « incompatible avec notre civilisation ». Avec tout autant de précisions, l’auteur relate la « légitimation du discours d’extrême droite sur l’identité nationale » : reprise de la vision ethnicisée de la société française par la gauche socialiste pour diaboliser le l’électorat du Front national, récupération du thème par la droite pour ne pas laisser à Le Pen le monopole du discours sur la nation. Pourtant, le solde migratoire reste stable avec 65 000 personnes qui représentent 20% de la croissance démographique du pays (contre 82% en Espagne et 150% en Allemagne). Il examine également le rôle des « intellectuels de gouvernement », notamment d’Alain Finkielkraut, dans la fabrication d’une identité nationale dont la continuité réside dans la permanence des « valeurs de la République ». Celui-ci met en concurrence l’immigration d’Europe centrale d’hier et celle de l’ancien empire colonial aujourd’hui.
Gérard Noiriel revient ensuite sur l’élection présidentielle de 2007, pendant laquelle Nicolas Sarkozy a utilisé le thème de l’identité nationale (celui de l’immigration faisant la une de l’actualité depuis 25 ans). Il analyse sa stratégie de communication et ses principaux discours depuis l’annonce calculée de la création d’un ministère sur la question. Surmontant toutes les contractions, le candidat inscrit les « valeurs républicaines » dans l’éternité de l’histoire, afin d’effacer la coupure fondatrice de 1789, défend « la morale laïque qui incorpore 2 000 ans de valeurs chrétiennes », vante un modèle multiséculaire « d’intégration réussie »., critère fondamental de la continuité d’un peuple de « sangs mêlés » : « il n’y a pas d'hérédité biologique, mais il existe une hérédité des valeurs ». Le clandestin constitue donc, selon lui, une menace puisqu’il ne respecte pas même les lois, tout comme le « communautariste » – dont la « gauche élitiste » serait partisane – dénomination qui vise avant tout les musulmans. Il se saisit d’enjeux mémoriels, critiquant la repentance par exemple, pour alimenter son discours sur les « ennemis de l’intérieur ».
L’auteur décortique ensuite le rôle des médias, notamment des journaux télévisés, regardés par deux tiers des français et par conséquent responsables du « sens commun en matière politique ». Les contraintes de l’audimat obligent les chaînes à ne pas paraître avantager un candidat pour ne pas froisser une partie des téléspectateurs, à traiter les événements politiques plutôt comme des compétitions sportives que les journalistes commenteraient comme des observateurs impartiaux. « Dans un univers où les contraintes de neutralité apparentes sont devenus impérieuses, le principal objectif d'un candidat qui lutte pour la victoire finale, c'est de mettre au centre du débat public les thèmes qui sont les plus porteurs pour lui. » Il montre comment des sondages commandés pour mesurer l’impact d’un slogan ou d’une proposition, permettent de renforcer la centralisé de ceux-ci dans le débat, et comment la presse écrite peut pratiquer un véritable matraquage pour finir d’inculquer des émotions et des réflexes. Les journalistes, toujours pressés de rédiger leurs papiers dans l’urgence, se tournent de plus en plus vers des « experts ».
Gérard Noiriel explique enfin comment et pourquoi, avec sept autres (sur douze) membres du conseil scientifique de la Cité nationale de l'histoire de l’immigration (CNHI), il a démissionné de ses fonctions le jour même de l'annonce de la formation du « ministère de l'Immigration et de l'Identité nationale », en signe de protestation contre un « amalgame inacceptable ».

Avec cette contribution à l’histoire de la question nationale, Gérard Noiriel fournit des clés de compréhension d’une instrumentalisation loin d’être nouvelle, constant artifice pour éluder la lutte des classes.

Ernest London
Le bibliothécaire-armurier


À QUOI SERT L’IDENTITÉ « NATIONALE » ?
Gérard Noiriel
158 pages – 12 euros
Éditions Agone – Collection « Contre-feux » – Marseille – Octobre 2007
agone.org/livres/aquoisertlidentitenationale


Du même auteur :

LE MASSACRE DES ITALIENS : Aigues-Mortes, le 17 août 1893

LE VENIN DANS LA PLUME - Édouard Drumont, Éric Zemmour et la part sombre de la République



Voir aussi :

« ENNEMIS MORTELS » Représentations de l’islam et politiques musulmanes en France à l’époque coloniale

LES IDENTITÉS MEURTRIÈRES







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