Si leurs ouvrages recèlent une intention politique, celle d’altérer l’ordre du monde tel qu’il va à sa perte, Kaoutar Harchi et Joseph Andras ne se font guère d’illusion sur leur portée réelle. Ils s’interrogent ici sur les raisons de leur écriture et bien d’autres choses.
Ils évoquent leur rapport à la lecture, depuis l’enfance. Joseph Andras, l’autodidacte. Kaoutar Harchi, la « fille arabe des quartiers populaires », maternée par les bibliothécaires. Puis l’écriture. Passage de « l’éphémère et du volatil de l’oralité à l’ancrage de la très longue durée », pour lui, même s’il écrit à voix haute, « extrêmement sensible à la dimension phonique de la phrase ». Une coupure d’avec son corps, pour elle, alors que, en temps que femme, elle est sans cesse renvoyée à ce corps. Il ne souhaite pas ajouter de la fiction à nos fictions collectives, mais les dissiper. Elle, en tant que sociologue, a été « formée dans cette croyance que les choses sont cachées ». L’hypothèse que la littérature à plus à voir avec l’Histoire, le pouvoir, le capital, la nation, qu’avec elle-même, l’inspire. Il confie son refus d’inventer des personnages alors que « tant de personnes disparues invitent à ce qu’on dise leur vie vaincue ». Toutefois, il ne souhaite pas produire « du matériel militant ou journalistique » mais bien de la littérature, qu’il ne peut dissocier de la politique : « Si je me prive de la politique, donc de la conflictualité, je fais des mots croisés. » Elle raconte les difficultés rencontrées pour que ses premiers livres échappent aux particularismes (écrits par une femme, arabe, issue des quartiers populaires) pour n’être considérés que comme de « la littérature tout court » (« c'est-à-dire tendanciellement masculine, blanche, occidental, bourgeoise »). Tous deux parlent de leurs influences littéraires.
Puis ils évoquent leurs engagements. Kaoutar Harchi milite à l’organisation trotskyste Révolution permanente : « Être de gauche, c'est ce paradoxe : l'échec assuré, et l'effort continu et collectif de se rassurer par la lutte que cet échec ne surviendra pas ». Le blocage et la grève sont les préalables à « la révolution [qui] se doit d’être un déchaînement. L'acte de déchaîner, de libérer les travailleurs et les travailleuses de la chaîne ». Joseph Andras définit la révolution comme un « processus par lequel l'organisation collective de l'existence, ordinairement confisquée par une minorité fortunés, devient l'affaire des gens ordinaires ». Il revient sur la mobilisation contre la réforme des retraites : « Des millions de gens ont été défaits par vingt-cinq clampins qui les ont piétinés, humiliés et dépouillés de leur seule vie concrète, comptée, corporelle. Pourquoi ? Car entre eux et le peuple, il y a la force armée. Le pouvoir se maintient parce qu'il rémunère des types pour porter un flingue et, au besoin, le pointer sur les citoyens. […] L'accession à la démocratie nous est confisquée parce que des types, majoritairement acquis à un parti politique fondé par un Waffen-SS, ont reçu le pouvoir de nous loger si nécessaire un projectile dans le corps. Les clampins en question ont trouvé une formulation plus élégante que celle que je viens d’énoncer : “monopole de la force physique légitime“. Il suffisait d'y penser. » Il considère nécessaire la révolution : « Dès lors que l'État, ses troupes et ses riches refusent l'abolition des injustices, refusent la construction d'une société sans classes, nous sommes en droit de nous défendre. » « Ils nous contraignent à les contraindre d'arrêter de tout bousiller. » Il propose de ne pas « laisser tous nos mots à l’ennemi » : république, universalisme, liberté, laïcité…
Impossible de proposer un résumé exhaustif tant les sujets abordés ici sont nombreux, les punchlines et les réflexions pertinentes incessantes. À propos de l’identité, Kaoutar Harchi explique qu’elle ne sait pas ce qu’est être Arabe mais très bien ce qu’est être perçue comme tel, en France. À propos du socialisme, du communisme, de l'anarchisme, terme qu’il tient à peu près pour interchangeables mais juge, à regret, « cassés », Joseph Andras considère qu'il n'y a d'autres choix que « ou le socialisme, ou la barbarie ». À l'instar de Denis Mascolo il considère que « la droite et la gauche. […] est une division interne à la bourgeoisie parlementaire ; il y a donc d'un côté, le bloc droite–gauche et, de l'autre, le bloc révolutionnaire ». « Il n'y a que trois voies qui s'offrent au monde contemporain : le clan, l'accumulation ou l'égalité. » Si le mouvement des Gilets jaunes a démarré avec une histoire de bagnoles, très vite ils ont voulu dégager Macron et faire les poches riches, sans besoin de personne pour leur désigner l’ennemi. « La grande majorité de ces personnes qui ont, pour un temps, élu domicile sur les ronds-points ont posé la question de la survie matérielle. Pas celle de la survie identitaire. On peut d'ailleurs dire que les Gilets jaunes ont été haïs par le pouvoir du fait que leur haine avait pour objet l'inégalité de classe. Ce point est fondamental » explique Kaoutar Harchi. Joseph Andras rajoute : « Mon problème, ce n'est pas de répéter que l'ennemi est un danger – on sait –, c'est de réfléchir à pourquoi nous ne sommes pas majoritaires alors que notre invitation répond au désir majoritaire, fut-il informe ou confus : la vie est bonne pour les sans-fortune. Si nous n'y parvenons pas, révolutionnaires comme réformistes, ce n'est pas l'ennemi qu'il faut tenir pour responsable. »
Kaoutar Harchi récuse la qualification de « transfuge », qu’elle considère comme un « concept blanc » parce qu’il « nie les rapports sociaux de la race ». De même, ni l’une ni l’autre ne se définissent comme « engagé·e ». « Il n'y a pas d'écrivains “engagés“ et d'écrivains “dégagé“ : il y a des écrivains qui contribuent à architecturer l'ordre social tel qu'il est et d'autres qui, tant bien que mal, avec plus ou moins d'effets, tentent de tracer un autre plan. »
Si l’énumération qui précède peut sembler décousue, elle ne rend pas compte de la qualité de cette conversation, à bâtons rompus, certes, mais qui jamais ne s’égare ni ne perd son lecteur. Il s’agissait de proposer un échantillon de réflexions susceptibles de nourrir des débats et d’inciter vivement à se plonger dans cet ouvrage.
Ernest London
Le bibliothécaire-armurier
LITTÉRATURE ET RÉVOLUTION
Joseph Andras et Kaoutar Harchi
240 pages – 16 euros
Éditions Divergences – Paris – Janvier 2024
www.editionsdivergences.com/livre/litterature-et-revolution
De Joseph Andras :
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