L’homme est un être social mais sa sociabilité est intrinsèquement conflictuelle. Il est à la fois polémique et pacifique. Dans le cycle sans fin des vengeances, la loi du talion a longtemps prévalu mais en emprisonnant l’individu et la société dans la logique de la violence. La fonction de la loi est d’exercer la justice en interdisant aux citoyens d’exercer la vengeance mais trop souvent, la justice de l’État est une vengeance, une justice répressive que Simone Weil jugeait « plus hideuse encore que le crime ». L’obéissance serait moins fondée sur l’obligation de remplir un devoir moral que sur la recherche d’un intérêt personnel. Cette conception utilitariste de l’obéissance efface du pacte social la solidarité et plus encore la fraternité. Face à la loi, l’homme raisonnable peut être mis en demeure de choisir entre deux possibilités qui engagent l’une comme l’autre sa responsabilité morale. La liberté de désobéir s’impose comme un principe fondamental de la citoyenneté.
Lors d’une élection, l’électeur « donne sa voix » et n’a plus « voix au chapitre » jusqu’au scrutin suivant. « Donner sa voix » c’est abdiquer, démissionner, se démettre. C’est déjà se soumettre. La désobéissance civile s’inscrit dans un conflit. Elle ne le créé pas, mais elle le révèle et l’intensifie.
Jean-Marie Muller présente Etienne de La Boétie (1530-1563) comme le pionnier de la désobéissance avec son essai fameux, « Discours sur la servitude volontaire », publié en 1553, dans lequel il explique que si les hommes ne sont pas libres c’est seulement qu’ils ne désirent pas la liberté. Voir :
DISCOURS DE LA SERVITUDE VOLONTAIRE
Thomas Hobbes (1588-1679) a construit une théorie politique dans laquelle l’État détient le pouvoir absolu de soumettre les individus aux lois civiles qui, seules, peuvent assurer l’ordre public et la paix sociale. Denis Diderot en donne cette définition dans « L’Encyclopédie » : « La loi civile est une règle qui définit le bien et le mal pour le citoyen. (…) Ce n’est pas la vérité, mais l’autorité qui fait la loi. »
John Locke (1632- 1704) pense que l’homme tire de la loi de la nature un droit de liberté : « Tout homme nait avec le droit d’être libre de sa personne, sur laquelle aucun homme n’a de pouvoir ». La loi de la raison invite les hommes à vivre ensemble dans le respect réciproque des uns et des autres. Le philosophe anglais établit des limites à l’obéissance des citoyens. Ceux-ci doivent juger la loi à laquelle ils obéissent. Il ne saurait leur être demandé d’obéir à la loi parce qu’elle est la loi mais parce qu’elle est juste. Il n’entrevoit pas de stratégie de résistance ni ne visualise la possibilité pour le peuple de résister au tyran mais en déconstruisant avec la plus grande rigueur l’idéologie de l’obéissance qui impose au citoyen de se soumettre aux lois, il ouvre un espace politique où il devient possible de déployer une doctrine et une pratique de la désobéissance civile.
L’américain Henry David Thoreau (1817-1862) réclame un meilleur gouvernement. Pour remplir son devoir de citoyen, l’individu ne doit pas orienter son comportement selon les obligations de la loi mais selon les exigences de sa conscience. Or beaucoup ne sont guère soucieux de faire triompher la justice, trop occupés à faire face à leurs problèmes quotidiens. Celui qui prend le risque de devenir désobéissant est un être libre plus qu’un citoyen responsable. Thoreau, en désobéissant à l’État, restait toutefois dans une démarche individuelle qui s’apparente plus à l’objection de conscience qu’à la désobéissance civile. On oublie souvent qu’il était partisan de la désobéissance violente, notamment en défendant John Brown qui avait consacré sa vie à lutter par les armes pour la libération des esclaves noirs. Voir :
LA DÉSOBÉISSANCE CIVILE.
DE L’ESCLAVAGE : PLAIDOYER POUR JOHN BROWN
Pour Tolstoï (1828-1910), l’État c’est la violence organisée par une minorité d’individus pour soumettre le plus grand nombre à son pouvoir. Il a compris et développé le principe de « non résistance au mal par la violence ». Il a préconisé l’objection de conscience, l’insoumission, la non-coopération de l’individu avec les institutions sociales qu’il jugeait responsables de l’oppression et de la guerre mais n’a jamais envisagé d’action collective pour faire advenir une société nouvelle. Il considérait que la seule prise de l’individu sur la société est d’agir sur lui-même.
LE REFUS D’OBÉISSANCE - Écrits sur la révolution
Il a fallu attendre 1920 et Gandhi (1869-1948) pour qu’un peuple prenne conscience qu’il avait le pouvoir de défier et de défaire la puissance de l’empire qui l’asservissait sans recourir à la violence, mais en refusant simplement d’obéir à ses lois. Une espèce de croyance magique poussent encore les peuples à juger plus efficace une stratégie de type léniniste accordant une place essentielle à la prise du pouvoir par les armes par rapport à une stratégie gandhienne fondée sur la désobéissance non-violente.
Pour Gandhi, le refus de coopérer avec l’injustice est à la fois une exigence éthique qui oblige l’individu à ne pas être lui-même complice du mal, et un principe stratégique qui lui permet de lutter contre l’injustice. Le citoyen ne saurait prétexter la contrainte de la loi pour justifier sa coopération avec l’injustice. La vertu cardinale du citoyen n’est pas l’obéissance mais la responsabilité. La désobéissance civile apparaît aussi comme l’arme principale de la stratégie de l’action non-violente qui permet de réconcilier « morale de conviction » et « morale de responsabilité » que toutes les idéologies politiques ont opposées.
« Une nation de 350 millions de personnes n’a pas besoin du poignard de l’assassin, elle n’a pas besoin de la coupe de poison, elle n’a pas besoin de l’épée, de la lance ou de la balle de fusil. Elle a seulement besoin de vouloir ce qu’elle veut et être capable de dire « Non » ! ».
« La désobéissance violente vise des hommes qui peuvent être remplacés. Elle laisse le mal lui-même intact et souvent l’aggrave. La désobéissance non-violente, c’est-à-dire civile, est le seul remède qui peut réussir ; elle est donc une obligation pour celui qui veut se désolidariser du mal ».
« Aucun spoliateur ne peut parvenir à ses fins sans un certain degré de coopération volontaire ou forcée de la part de sa victime. »
Jean-Marie Muller raconte l’ultimatum lancé par Gandhi à la Grande-Bretagne et la marche du sel qui menèrent à l’indépendance. La non-coopération se révèle une méthode politique d’une redoutable efficacité qui vise à neutraliser l’adversaire avant même qu’il renonce de lui-même à l’injustice dont il est l’auteur.
Aux objecteurs de conscience traduits devant les tribunaux, le procureur reprochait immanquablement que si pendant la Seconde Guerre mondiale, tous les français avaient agit comme eux, la France serait encore occupée. Mais jamais il ne poussait sa logique jusqu’au bout en imaginant qu’en 1939 tous les Allemands se fussent déclarés objecteurs.
Dietrich Bonhoeffer, pasteur allemand résistant, expliquait que c’est par « devoir » que les Allemands avaient accepté de collaborer avec le régime hitlérien, parce qu’un ordre est un absolu. « L’homme de devoir exécutera finalement les ordres du diable en personne. » Quand l’obéissance est érigée en vertu suprême, l’individu intériorise tout ordre qui lui est donné comme une obligation morale. Dès lors, il ne s’interroge plus sur la moralité des actes qu’il accomplit « par devoir ». Pour que Hitler ne soit plus possible, l’urgence serait de construire une culture de la non-violence, qui brise les ressorts de l’idéologie de la violence nécessaire, légitime et honorable dominant nos sociétés. Une culture qui ne soit pas une culture de l’obéissance, mais une culture de la responsabilité.
Le totalitarisme est capable de déshumaniser les hommes en les transformant en fonctionnaires obéissants, en sujets irresponsables, en simples rouages administratifs.
Le procès de Nuremberg définit trois nouvelles notions juridiques : les crimes contre la paix, les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité. Il créé une jurisprudence reconnaissant non seulement le droit mais le devoir des citoyens de désobéir à des ordres dont l’exécution porte atteinte au respect des droits de l’homme, quelle que soit la fonction exercée par ces citoyens au sein de la société.
En 1940, 8 à 10 000 des 12 000 enseignants norvégiens adressent au gouvernement qui collabore avec le Reich une déclaration dans laquelle ils expliquent pourquoi ils refusent de prêter serment au nouveau régime. Jean-Marie Muller raconte cette campagne de désobéissance civile particulièrement significative. 200 000 parents leur apportèrent leur soutien en écrivant à leur tour qu’ils refusaient que leurs enfants prennent part à l’Organisation de jeunesse du parti national-socialiste.
Il revient sur la collaboration de la police française sous Vichy, notamment avec la rafle du Vel d’Hiv mais aussi sur la résistance civile des policiers de Nancy qui prévinrent les familles juives de leur arrestation prochaine. C’est le 23 juin 1991, à l’occasion d’une cérémonie en hommage à ces policiers coupables d’avoir saboté les ordres, que Claude Érignac, alors préfet de Meurthe-et-Moselle, fait l’éloge de la désobéissance et rend hommage « au courage contre la passivité, la docilité et l’obéissance aveugle ». C’est suffisamment rare pour le souligner. « Dans l’histoire des hommes et des nations, de tous les hommes et de toutes les nations, nous savons bien que des monstres existent. Mais nous savons aussi qu’ils sont trop peu nombreux pour être véritablement dangereux et que le danger vient en réalité des hommes et des femmes ordinaires, de chacun d’entre nous, prêts à croire et à obéir sans discuter. Nous devons donc nous méfier de ceux qui cherche à nous convaincre autrement que par la raison. » ajoute-t-il, avant de conclure que l’attitude de ces policiers « est une réponse à la question que se posent, ou que doivent se poser, ou que devraient se poser tous ceux qui comme moi, ont des responsabilités dans l’État. Qu’aurions-nous fait, que ferions-nous, que ferons-nous si des événements comparables à ceux que je n’ai pas connus, pour des raisons d’âge, venaient à se reproduire ? Qu’aurions-nous fait, que ferions-nous, que ferons-nous ? »
Le 2 avril 1998, Maurice Papon, ancien secrétaire général de la préfecture de Bordeaux, a été condamné parce qu’il avait obéi aux instructions légales du ministre de l’Intérieur de Vichy. Cette condamnation fait jurisprudence : tout fonctionnaire doit désobéir à un ordre illégitime, quelle que soit par ailleurs la légalité de celui-ci. L’obéissance d’un fonctionnaire à un ordre de ses supérieurs engage sa propre responsabilité civique. « La justice, c’est plus que la légalité » expliquait Paul Ricœur à cette occasion.
Jean-Marie Muller revient également sur la campagne de désobéissance civile menée par Martin Luther King en 1963 à Birmingham (Alabama), s’appuyant sur le récit que celui-ci en fait, reprenant de nombreuses citations. « On n’a pas seulement le devoir légal mais aussi la responsabilité morale d’obéir aux lois justes. Inversement, on a la responsabilité morale de désobéir aux lois injustes. » « Toute loi qui dégrade la personne humaine est injuste. » « Disloquer le fonctionnement d’une ville sans la détruire peut être un acte plus efficace qu’une émeute parce que plus durable, plus onéreux pour la société, sans être inutilement destructeur. Enfin, c’est un moyen d’action sociale que le gouvernement a plus de mal à réprimer par la force. »
Il évoque aussi Alexandre Soljenitsyne qui prônait la désobéissance au mensonge pour devenir libre, Vladimir Boukovski qui reprenait l’analyse selon laquelle l’obéissance du citoyen fait la force du totalitarisme, la non-collaboration des citoyens polonais qui contraignirent l’État à s’effacer devant le pouvoir du peuple, la « révolution de velours » en Tchécoslovaquie pendant laquelle Vaclav Havel et les chartistes combattirent le régime totalitaire sur un terrain où il ne pouvait pas gagner, celui de la morale.
Fort de cette large étude, il tente ensuite de définir la désobéissance civile comme garante de la démocratie.
Depuis la Cité platonicienne jusqu’au théories organicistes françaises de la fin du XIXe siècle, en passant par « Le Léviathan » de Thomas Hobbes, les conceptions politiques donnent à la société tous les droits et à l’individu tous les devoirs, refusent de reconnaître l’autonomie de la personne et consacrent le pouvoir de l’État monolithique.
L’américain John Rawls (1921-2002) justifie la désobéissance civile dans le cadre d’un État plus ou moins juste. Les désobéisseurs, contrairement aux objecteurs, ne font pas appel aux principes de leur moralité personnelle, mais recourent à « la conception commune de la justice qui sous-tend l’ordre politique ». La désobéissance civile doit être le dernier recours lorsque les protestations et les manifestations légales se sont révélées inefficaces.
Le philosophe allemand Jürgen Habermas (1929) a élaboré, avec la même rigueur intellectuelle, une conception de la démocratie articulée sur ce qu’il nomme « le concept d’autonomie politique fondé sur la théorie de la discussion ». Il ne supprime pas les organismes représentatifs qui doivent assurer la fonction de régulation de la procédure délibérative, mais la souveraineté du peuple doit s’exprimer d’abord dans les instances communicationnelles qui permettent une délibération collective avec une égalité de pouvoir. La désobéissance civile intervient pour mettre un sujet à l’ordre du jour de la société politique, s’adressant au jugement critique des citoyens afin qu’ils se mobilisent et aux responsables politiques afin qu’ils reconsidèrent leur position sous la pression d’une critique publique persistante. Il insiste sur « l’exigence de légitimation » requise par l’ordre juridique démocratique et fonde le principe de dissentiment
Selon le philosophe américain Ronald Dwokin (1931-2013), la conception du droit ne doit jamais dissocier l’obligation juridique de l’obligation morale . L’individu a des devoirs et des droits moraux autres que les devoirs et les droits juridiques fixés par la loi.
Jean-Marie Muller propose une citoyenneté fondée sur la responsabilité et donc sur l’autonomie personnelle de chacun, et non plus sur la discipline collective de tous. Le libre consentement à la loi, qui fonde le pacte démocratique, implique le droit au dissentiment. Le citoyen n’est libre d’obéir que s’il est libre de désobéir. Il est naturel que le pouvoir politique bénéficie d’une présomption de légitimité mais celle-ci n’est pas irréfragable. La démocratie exige des citoyens responsables et non pas des citoyens disciplinés.
Pour comprendre la soumission à l’autorité, il reprend les expériences de Stanley Milgram qui concluait : « Bien que le sujet accomplisse l’action, il permet à l’autorité de décider de sa signification. C’est cette abdication idéologique qui constitue le fondement cognitif essentiel de l’obéissance ».
Le désobéisseur est un dissident, pas un délinquant. Il ne se désolidarise pas de la collectivité politique à laquelle il appartient, il refuse d’être complice. Ce n’est pas la loi qui doit dicter ce qui est juste, c’est ce qui est juste qui doit dicter la loi.
La désobéissance n’est civile que si la loi qu’elle viole est injuste. L’obéissance à une loi injuste peut être qualifiée d’ « obéissance criminelle ».
Gandhi regrette que l’éducation repose sur le devoir d’obéissance à l’autorité et conditionne ainsi l’enfant de telle sorte qu’il devienne un citoyen soumis et irresponsable.
La désobéissance civile est « hors la loi » mais pas « hors le droit » puisque la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, incorporée par ailleurs à la Constitution de 1958, la prévoit et la légitime.
Dans une société, ce qui fait la force des injustices, c’est la complicité, c’est-à-dire la coopération passive, volontaire, résignée ou forcée de la majorité silencieuse des citoyens. La résistance non-violente vise à rompre cette complicité, à interrompre cette collaboration par l’organisation d’actions collectives de non-coopération avec les institutions et les structures sociales, économiques et/ou politiques qui engendrent et maintiennent les injustices. Jean-Marie Muller développe ensuite des principes stratégiques pour une campagne d’actions reposant sur deux piliers programmatiques : un programme de non-coopération et un programme constructif.
Il présente ensuite quelques campagnes d’actions exemplaires, menées en France jusqu’à ces toutes dernières années : le Manifeste des 121 pour le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie, les objecteurs insoumis, la campagne qui conduit à la loi sur l’interruption volontaire de grossesse, la lutte des paysans du Larzac, l’appel des 66 cinéastes contre le « délit de solidarité », les campagnes pour le droit au logement, pour la démocratie au Pays basque, celles du Réseau éducation sans frontière, des faucheurs volontaires, des déboulonneurs de pub, des désobéisseurs de l’enseignement primaire.
Jean-Marie Muller parvient pratiquement à épuiser son sujet en remontant aux sources de la désobéissance civile, lui donnant une définition et des contours actuels et l’inscrivant dans une nécessité impérative pour le fonctionnement démocratique de notre société. Lecture extrêmement nourrissante et absolument indispensable !
L’IMPÉRATIF DE DÉSOBÉISSANCE
Jean-Marie Muller
362 pages – 9 euros
Éditions Le Passager clandestin – Paris – Mai 2017
J'ai trouvé cette lecture très instructive, très claire, très complète, et ta chronique détaillée le montre bien. Seulement, comme je l'évoque dans ma chronique, il me semble que la définition des différentes formes de violence est essentielle pour mettre les choses en perspective et comprendre les différents types d'action directe. A la lecture de tes chroniques sur Gelderloos et DGR, je pense que ton avis sur les moyens d'action a été bousculé depuis la parution de cet article en 2017, non ? :D
RépondreSupprimerDans mes compte-rendus de lecture, j'essaye d'accorder peu de place à mon avis et à restituer le plus fidèlement le propos de l'auteur, même si bien évidement l'importance accordée à tel ou tel argument est révélateur. La lecture du texte de Gelderloos m'a secoué et marqué effectivement, tu as raison.
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